Le 28 novembre 1870 se termine la meurtrière bataille de Beaune-la-Rolande, entre Orléans et Fontainebleau: l’armée de la Loire échoue à rejoindre Paris. Parmi les morts (plus de mille Français, presque autant de Prussiens), un peintre impressionniste d’à peine vingt-neuf ans, Frédéric Bazille.
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Il y a trois jours, le Journal officiel a annoncé:
Le membre du Gouvernement, délégué à la mairie de Paris, s’est rendu ce matin à la mairie du 20e arrondissement, pour offrir au bataillon de volontaires de Belleville, qui partait pour les avant-postes, un drapeau commandé spécialement pour ce bataillon. La tenue des volontaires était fort martiale, et le bataillon de Belleville, combattant sous son nom et sous son drapeau, suivra le chemin glorieux que le 72e bataillon de marche vient d’inaugurer.
Il faut reconnaître à Jules Ferry un courage certain — on le verra le 18 mars prochain, quand il fera de son mieux pour ne pas quitter Paris à la suite du gouvernement. Il est venu à Belleville passer les bataillons en revue moins d’une semaine après la manifestation de ces mêmes bataillons le 5 octobre. Le voici revenu, quelques semaines après le 31 octobre…
S’il est parti combattre sous son drapeau, le bataillon contrevenait pourtant à un ordre du jour paru, le lendemain 27 novembre, dans le même Journal officiel.
Quelques-uns des bataillons de guerre ont quitté Paris avec leurs drapeaux, ignorant sans doute qu’il est contraire aux règlements militaires de porter des drapeaux aux avant-postes.
Le commandant supérieur ordonne qu’à l’avenir tout bataillon de guerre, avant de sortir de Paris, laisse son drapeau au bataillon sédentaire. Les officiers de l’état-major, qui accompagneront les bataillons à leur poste, seront chargés de veiller à l’exécution du présent ordre.
Paris, le 26 novembre 1870.
Le général commandant supérieur,
CLÉMENT THOMAS
Contradiction relevée par la presse, ici Le Français daté du 28 novembre, qui n’aime pas beaucoup Belleville:
Entre les deux publications officielles, nous demandons au gouvernement de la défense nationale de vouloir bien expliquer sa pensée et de manifester clairement le secret de ses préférences. Il doit choisir entre une règle qui fait loi, entre l’exécution d’un ordre du général commandant la garde nationale et les singulières faveurs qu’il reserve aux menaces d’indicipline. Tout Paris a su depuis quelques jours les réclamations qui se sont élevées contre l’armement de certaines compagnies de guerre ; on s’est répété que les bataillons des quartiers où les clubs sont le plus ardents hésitaient à partir si la levée en masse n’était auparavant décrétée; on a redit l’insistance avec laquelle ils exigeaient des chassepots et les menaces qui accompagnaient leurs énergiques protestations.
Pour répondre à ces préoccupations, que le souvenir du 31 octobre rendait si légitimes, le gouvernement annonce au Journal officiel le départ du bataillon de Belleville pour les avant-postes. […] Dans les autres quartiers, il est vrai, on part sans bruit, on accomplit son devoir sans emphase ni tapage […]. Mais on ne change pas en un jour les caractères ; il faut prendre les foules françaises avec leurs défauts et leurs qualités. Nous trouvons donc tout simple que leur départ de Belleville ait été annoncé comme un événement. […]
Mais la remise du drapeau commandé spécialement, comment l’expliquer? Il y a là un fait incompréhensible. Qui a pu l’ordonner? Comment n’a-t-on pas vu qu’on rompait ainsi l’égalité, et la plus sacrée de toutes, l’égalité du soldat devant l’ennemi? On a détruit la garde impériale; on a bien fait. Veut-on refaire une troupe d’élite? Veut-on accorder en bas les privilèges qu’on a raison de refuser en haut? Il ne suffit pas que le général Clément Thomas annonce que les officiers de l’état-major devront veiller à ce qu’aucune troupe n’emporte aux avant-postes son drapeau; il faut que le gouvernement explique comment un de ses membres est allé offrir à un des bataillons de guerre un drapeau spécial, alors que le 72e, qui vient de s’honorer à Bondy, et les braves compagnies qui brûlent de le suivre, n’ont mérité ni cette attention ni cet hommage.
Mais qu’en pense-t-on à Belleville? Voici ce qu’on en dit au club Favié, le soir du 28 novembre. C’est toujours le journaliste (réactionnaire) du Journal des débats qui raconte.
[…] Un petit orateur, dont le col est enfoui dans une énorme cravate, s’élance à la tribune […]. Le citoyen Chabert, dit-il, a proposé aux Folies-Bergère [un autre club] la mise en liberté des républicains arrêtés après le 31 octobre; eh bien, comment sa proposition a-t-elle été accueillie? Le président Falcet l’a fait repousser. (Ah! le scélérat!) Un autre, un jésuite, a demandé d’une voix doucereuse qu’on fasse grâce aux auteurs de l’attentat du 31 octobre ; de l’attentat, entendez-vous bien? (Murmures d’indignation.) Citoyens, quand on vient des Folies-Bergère, ou ne devrait pas parler à Belleville; on ne devrait pas essayer d’y défendre des traîtres et des assassins. (Dénégations du citoyen Chabert.) Ce n’est pas prouvé, dites-vous? Et l’affaire du drapeau? Pourquoi est-on venu en grande pompe donner un drapeau au bataillon de Belleville quand on se garde bien d’en donner aux autres? N’est-ce pas assez clair, citoyens ? On a voulu désigner aux coups des Prussiens les républicains de Belleville, et c’est ce drapeau, ce cadeau des Machiavels de l’Hôtel de Ville, qui servira à les faire reconnaître ; comprenez-vous, citoyens? (Quelques citoyens comprennent et murmurent; d’autres s’obstinent à ne pas comprendre. Un chien aboie violemment dans le fond de la salle. Cris: À la porte le Prussien! Non! à la boucherie le toutou! Le silence se rétablit peu à peu; l’orateur continue.) D’ailleurs, les preuves de la trahison abondent : le gouvernement accepte les services du légitimiste Beaurepaire pour la guerre des guérillas, tandis qu’il a refusé de laisser former une légion américaine et qu’il a repoussé Garibaldi qui lui offrait de venir débloquer Paris, à la tête de 300,000 révolutionnaires italiens, polonais et hongrois. (Nouvelles marques d’indignation. Cris: À bas les traîtres! Le chien aboie de nouveau avec une violence extraordinaire; on se précipite de toutes parts pour faire taire cet interrupteur imprudent.)
Je cite un autre commentaire bellevillois, celui-là lu dans un roman, La Colonne, de Lucien Descaves — en anticipant un peu: la scène se passe en avril 1871:
— Ferry?… Eh ! ben, s’il n’avait jamais régalé son cochon plus que nous cette nuit-là, il serait moins gras !
— Il ne faisait pas tant d’esbrouffe la dernière fois qu’il est monté à Belleville pour nous remettre un drapeau que nous n’avions pas demandé. Il a pu voir, ce jour-là, ce que nous pensions de lui, de son grelot et de son présent.
— Il nous envoyait aux avancées pour se débarrasser de nous.
— C’était un drapeau commandé spécialement pour désigner les républicains de Belleville aux coups des Prussiens. On me l’a dit: c’est la vérité.
— Si l’on voulait éprouver notre patriotisme et celui du Vieux [ici le « Vieux » désigne Flourens], il ne fallait pas, comme a fait Clément Thomas, choisir, pour arrêter Flourens et dissoudre son bataillon de tirailleurs, le moment où il venait nous rejoindre à Maisons-Alfort et combattre avec nous. [voir notre article du 6 décembre]
— Clément Thomas…, encore un qui n’a eu que ce qu’il méritait! [c’est bien sûr à son exécution à Montmartre le 18 mars que le personnage fait allusion]
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L’image de couverture est allemande, elle représente une bataille de cavalerie à Beaune-la-Rolande, et je l’ai trouvée sur le site du musée Carnavalet, là.
Merci à Maxime Jourdan pour son incitation à relire La Colonne!
Livres utilisés
Molinari (Gustave de), Les Clubs rouges pendant le siège de Paris, Garnier (1871).
Descaves (Lucien), La Colonne, Stock (1901).
Cet article a été préparé en juin 2020.