En novembre 1870, Florent Rastel et ses amis de l’impasse du Guet, à Belleville, sont engagés dans une collecte de petits sous pour fondre un canon. Marthe, qui est l’initiatrice de cette collecte,

sursaute à la voix de « la Joséphine », pas de peur, d’envie.

Ils ne sont pas les seuls à se préoccuper de l’artillerie parisienne. La Joséphine est la vedette de cette artillerie. Elle pèse huit tonnes, ce qui fait qu’on la désigne souvent comme « la grosse Joséphine », son ouverture est de dix-neuf centimètres et elle lance des obus de cinquante-deux kilos à la vitesse de quatre cents mètres par seconde, si j’en crois les informations données par Le Siècle daté du 2 novembre. Et celles données par Florent.

La Joséphine est un canon de dix-neuf centimètres, à cinq rayures, qui pèse, à lui tout seul, sans son affut, plus de huit mille kilogrammes. Nous sommes allés en bande lui rendre visite à la porte de Saint-Ouen, sur la courtine du bastion 40 où elle se carre. À sa droite, Asnières [? plutôt Saint-Denis?]; à sa gauche, le Mont-Valérien dominé par la forteresse, continué par les jardinets, les rues et les maisons de Clichy et de Levallois. Chargée de huit kilos de poudre, cette pièce d’artillerie de marine peut envoyer un obus de cinquante-deux kilos deux cent cinquante, y compris une charge d’éclatement de deux kilos deux cents, à huit kilomètres, avec une inclinaison de vingt-neuf degrés et demi. Nous l’avons vue bombarder le moulin d’Orgemont [alors Asnières est devant, pas à droite]. Avec une inclinaison de quarante-sept degrés, elle eût porté son obus à dix kilomètres, nous ont expliqué les marins qui la servaient. Une merveille comme notre Belleville ne pourra jamais s’en payer! Tout Paris reconnaît la voix puissante et solennelle de la Joséphine, et nous, dans l’impasse, nous redressons les épaules à sa voix. Marthe seule pâlit de jalousie.

Je ne suis pas sûre que Marthe et Florent soient allés voir la Joséphine le 27 novembre — Florent n’avait rien écrit depuis le 12 novembre. Ils y sont peut-être allés avant le 21, puisqu’on peut lire dans Le Rappel à cette date:

La Grosse Joséphine, dont on a tant parlé, a changé de place, et a été installée hier au 41e bastion. Il a fallu vingt-six chevaux pour la traîner.

La Joséphine avait de la concurrence. Voyez Le Siècle daté du 9 novembre:

La Joséphine du bastion 40, cette grosse Joséphine qui a fait déguerpir les Prussiens de leur observatoire d’Orgemont [le moulin d’Orgemont, à Argenteuil], va avoir une rivale; c’est une énorme pièce se chargeant par la culasse et qui porte à quatorze kilomètres. Ce Léviathan de l’artillerie est sorti de Vincennes hier au matin, sur un chariot attelé de vingt chevaux, et n’était encore qu’à la place de la Bastille à sept heures du soir. Il a passé la nuit sur la place de la Concorde, pour une destination qu’il est inutile d’indiquer.

Et Le Rappel daté du 24 novembre:

Le Mont-Valérien possède maintenant la plus formidable pièce d’artillerie que nous ayons en France. C’est la Marie-Jeanne, cette pièce fossile qu’on a si merveilleusement retrouvée à Vincennes, et qui peut lancer à 8 kilomètres des boulets du poids de 200 kilos. — Excusez du peu!

Au début du siège, on accusait le commandant du fort de se tenir coi, alors que l’ennemi se montrait à sa portée. La presse fit tant qu’on dut changer ce trop pacifique commandant. C’est, croyons-nous, le général Noël qui l’a remplacé, et l’on ne peut certes lui adresser le même reproche, car le Mont-Valérien ne laisse pas Saint-Cloud un seul instant tranquille; aussi nous expliquons-nous que M. de Bismarck ait si grande envie de cette forteresse.

Nous avons entendu hier parler Marie-Jeanne: Joséphine a une voix de crécelle en comparaison de la sienne. Hourrah pour Marie-Jeanne!

Même ces rabat-joie réactionnaires du Figaro y sont allés de leur commentaire hargneux (en date du 20 novembre):

Les frères et amis font circuler une pétition demandant que la célèbre pièce du quatrième secteur change de nom. Ils ne veulent plus qu’on l’appelle la Joséphine. Cela offusque leurs convictions: ils préféreraient sans nul doute qu’elle se nommât la Théroigne de Méricourt.

Il est vrai que, au cours de cet automne, les statues de Joséphine (vous savez, une impératrice Bonaparte) n’avaient pas aussi bonne presse que le canon, dont je ne sais pas pourquoi il portait ce nom. Et, pour parfaire l’instruction de ces messieurs, je me permets de leur rappeller qu’un autre canon s’appelait la Marianne. C’était celle dont Émile Dereux était amoureux, vous savez, celle qui pourra aussi servir contre les liberticides (voir notre article du 15 novembre).

Ce qui m’amène à remarquer que, malgré l’admiration que Florent Rastel, son oncle Benoît « l’Ancêtre » et ses amis portent à Blanqui, Florent ne devait pas lire La Patrie en danger. Il nous aurait parlé aussi de la Marianne!

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La Joséphine, sur son bastion 40, d’où l’on voit le Mont-Valérien, est une sorte de symbole du siège de Paris (avec le pain Ferry — dont nous parlerons le 29 décembre). Elle fait, par exemple, la couverture du petit livre de Georges Duveau que j’ai déjà cité plusieurs fois. L’image que j’ai mise ici en couverture est justement celle dont il a utilisé un détail. Elle vient du musée Carnavalet, précisément là, où elle est qualifiée à la fois de « peinture de Guiaud et Decaen » et de photographie, et fait clairement partie de la même série que l’image utilisée dans notre article du 17 novembre. On y voit bien le Mont-Valérien et les marins qui « servent » le canon.

Livres utilisés

Chabrol (Jean-Pierre)Le Canon fraternité, Paris, Gallimard (1970).

Duveau (Georges)Le Siège de Paris, Hachette (1939).

Cet article a été préparé en juin 2020.