L’histoire de la bataille de Champigny commence par la proclamation que nous lisons ci-dessus. Des commentaires? Ceux de notre officier-bon-chic-bon-genre-et-pipelet, qui attribue, détail savoureux (???), le « mort ou victorieux » de Ducrot à Lesseps, mais dit quand même que cette proclamation
électrisa les Parisiens,
ou ceux de Victorine
Cette proclamation, lue aux soldats, à la Garde nationale, remonta le courage de la population parisienne. Enfin l’heure désirée par la Garde nationale va donc sonner. L’enthousiasme était à son comble, cette sortie depuis si longtemps attendue va donc s’opérer. Cette journée fut gaie, les préparatifs furent joyeux ; perdre la vie n’était rien pour le peuple parisien, il ne comptait plus avec la mort, mais l’espoir de refouler l’ennemi, de dégager Paris, tout était là.
Ou encore les notes prises par Florent Rastel, « rapportant » des commentaires de Gustave Flourens et de Benoît, « l’Ancêtre » (la citation en vert):
Vous avez vu ça, Benoît? Du pur Ducrot!
Et il se pencha sur une carte que je connaissais bien: le « plan général des fortifications de Paris pour suivre les opérations du siège », publié en septembre par « L’Illustration » augmenté des ouvrages construits depuis, ainsi que de nombreux détails, et qu’il tenait à jour lui-même. Cependant notre vieil oncle étudiait la proclamation du général en chef de la IIe armée de Paris. Des lambeaux du texte fusaient, comme si certaines phrases trop fortes, entrées par ses yeux, eussent en lui rebondi quelque part pour ressortir aussitôt par sa bouche:
… Rompre le cercle de fer qui nous enserre… un vigoureux effort… pour préparer notre action, la prévoyance de celui qui vous commande en chef — la prévoyance de Ducrot! — a accumulé plus de quatre cents bouches à feu, dont deux tiers au moins du plus gros calibre… vous serez plus de cent cinquante mille, tous bien armés, bien équipés…
— Et vous n’en êtes pas encore au sublime du genre… rugit Flourens sans relever le nez du plan.
— Oh!
Pour moi, j’y suis résolu, j’en fais le serment devant vous, devant la nation tout entière: je ne rentrerai dans Paris que mort ou victorieux; vous pourrez me voir tomber, mais vous ne me verrez pas reculer. Alors, ne vous arrêtez pas, mais vengez-moi. En avant donc, en avant, et… que Dieu nous protège!
— Encore! Le voilà tout entier, le général Ducrot, « le plus grand stratégiste des temps modernes »? ce rodomont! Et il est peut-être pire.
— Que veux-tu dire, Gustave? demanda l’Ancêtre non sans inquiétude.
Oui ou non, après avoir rendu son épée dans le « pot de chambre » de Sedan, Ducrot est-il devenu prisonnier sur parole? Si oui, c’est un infâme qu’il fallait arrêter tout de suite et rendre aux Prussiens. Si non, les Prussiens l’ont laissé fuir, il est leur complice, c’est un espion et un traître venu à Paris pour nous perdre; il faut le fusiller.
Visiblement, l’oncle estimait que le commandant proscrit [Flourens est toujours recherché pour l’affaire du 31 octobre] allait un peu loin. Moi, j’étais consterné. […] Comme Belleville, en dépit des réserves et des craintes, en dépit de la vieille méfiance ouvrière — mille désillusions d’un coup évanouies! — j’y croyais à la fameuse « sortie torrentielle ». Clairons et trompettes sonnaient si franc sous le ciel sonore de cette nuit grise de froid qu’on pouvait, dans les creux de la canonnade, entendre La Villette et Charonne, le Temple et les Buttes appelant leurs fils au combat.
Florent et ses amis de l’impasse du Guet vont vivre la bataille de Champigny, je vous renvoie au Canon Fraternité pour les détails. Voici comment Victorine Brocher la raconte (la citation en vert à nouveau).
Le courage et la bonne volonté ne peuvent pas toujours suffire.
Que peut-on contre la trahison, le mauvais vouloir et l’incapacité ? L’imprévoyance fut la moindre faute de la défense nationale, tout le reste fut à l’avenant.
[…]
Les vieux généraux, à quelques exceptions près, n’avaient pas d’intérêt à mieux faire. On aurait dû mettre à la retraite tous ceux qu’on savait hostiles à la République, et surtout les suppôts de l’empire. C’est ce qu’on n’a pas fait.
Ce jour-là, vers 10 heures du soir, on battit le rappel dans la rue de Beaune, notre compagnie devait se joindre à notre bataillon, commandé par le colonel de G., qui était dans la rue du Bac, attendant les diverses compagnies. M. du Q., notre capitaine, me dit :
Nous allons aux avant-postes ; s’il arrivait que vous fussiez tuée la compagnie adopterait votre fils.
Je l’ai remercié pour l’éventualité.
Pour moi, lui ai-je répondu, je suis fataliste, va où tu peux, mourir où tu dois.
Aussitôt que nous fûmes réunis, nous quittâmes la rue du Bac pour rallier les compagnies de marche, échelonnées le long de la Marne avec l’armée régulière, les mobiles, le 106 et le 116 de la Garde nationale. On nous fit faire halte dans une prairie, non loin des postes avancés, les officiers firent mettre les fusils en faisceaux; on voyait à quelque distance les mouvements des troupes prussiennes; malgré le froid, on n’avait pas allumé de feux de bivouac. Les fumeurs même devaient s’abstenir d’allumer leurs cigarettes. Quelques gardes nationaux pourtant, énervés de l’attente vaine, comme involontairement, battirent le briquet, mais le capitaine M. du Q. se fâcha, expliquant que le feu de la cigarette était un point lumineux qui pourrait attirer l’attention des sentinelles prussiennes et nous exposer au feu redoutable de nos ennemis. Soudain on entendit une grande rumeur, peu après nous apprîmes par un éclaireur que 100 000 Prussiens, Bavarois et Saxons, accourus de Versailles, venaient pour renforcer leur armée.
Nos canons faisaient rage, nos jeunes troupes étaient irrésistibles et forcèrent encore une fois l’ennemi à reculer; nos soldats, l’arme au pied, baïonnettes aux fusils, étaient impatients, ils voulaient marcher en avant. Quelques instants plus tard le général Trochu passa dans nos rangs, nous félicita de notre bonne tenue, puis se dirigea du côté des avant-postes. Nous étions toujours dans l’attente d’un mouvement d’action.
Tout à coup nous reçûmes l’ordre de mettre l’arme au bras et de faire volte-face; tout le monde était étonné, déçu.
Nous remîmes dans la voiture du docteur toutes les choses nécessaires pour les pansements, on me fit monter dans la voiture, et piteusement nous reprîmes le chemin de Paris; nous étions consternés.
Voici ce qui était arrivé: les eaux de la Marne étaient montées à un niveau assez élevé, et surtout le général Ducrot avait oublié les ponts volants qui devaient servir pour traverser la Marne.
Je me permets d’interrompre brièvement Victorine pour donner la parole à Gustave Flourens:
Pour excuser son impardonnable imprévoyance à l’égard des ponts qui a tout fait manquer, il [Ducrot] invente et nous raconte la plus invraisemblable histoire de crue subite de la Marne, d’écluses rompues, de barrages ouverts par les Prussiens.
Victorine:
Le général Ducrot remit l’attaque au lendemain; dans des cas pareils, le lendemain il est toujours trop tard, l’ennemi profite de toutes les circonstances.
Cette défaillance fut grave, néfaste même.
Cependant, le général n’était pas lâche, on le vit continuer la lutte avec acharnement ; quoique blessé, il combattit bravement. Le nombre des morts était considérable dans ces tristes et lugubres journées du 29 au 30 novembre.
1er décembre, proclamation du général Ducrot :
Après deux journées de glorieux combats, je vous ai fait repasser la Marne, parce que j’étais convaincu que tous les efforts nouveaux, dans une direction où l’ennemi avait eu le temps de concentrer toutes ses forces et de préparer tous ses moyens d’action, seraient stériles.
En nous obstinant dans cette voie, je sacrifiais inutilement des milliers de braves, et, loin de servir à la délivrance, je la compromettais sérieusement, je pouvais même vous conduire à un désastre irréparable.
La lutte n’est suspendue que pour un instant, nous allons la reprendre avec résolution ; soyez donc prêts, complétez en hâte vos munitions en vivres, et surtout élevez vos cœurs à la hauteur des sacrifices qu’exige la sainte cause pour laquelle nous ne devons pas hésiter à donner notre vie.
Tous les efforts avaient donc échoué? L’armée française avait perdu 6030 hommes, dont 414 officiers, les Allemands plus encore, 10000 cadavres des deux camps allaient être enfouis dans cette terre gelée. Et rien n’était changé dans la situation de Paris. Les blessés étaient nombreux.
Le général Ducrot rentra dans Paris, vivant, mais non victorieux.
Les deux principaux généraux de la défense de Paris furent assez légers, pour oublier l’un des ponts volants qui devaient maintenir notre succès, l’autre, le général Trochu, oubliait de faire distribuer des couvertures aux soldats. Ces deux nuits du 29 et 30 novembre furent terribles, le froid était épouvantable, beaucoup moururent de congélation et des suites des blessures, aggravées par le froid extrême qui sévissait.
Malgré le nombre incalculable d’ambulanciers depuis le 29, 30 novembre, un rapport prussien daté du 5 décembre donnait avis au général Ducrot que de nombreux cadavres étaient restés sur le sol aux avant-postes, entre Paris et Champigny; on envoya une escorte de terrassiers pour les ensevelir. On en compta pas moins de 685. Tous ces corps furent placés dans les fossés par couches, et chaque couche reçut un lit de chaux. Les fosses comblées, une croix de bois noir fut plantée sur le tumulus ; elle portait cette inscription :
Ici reposent
Six cent quatre-vingt-cinq
Soldats et officiers français tombés
sur le champ de bataille.
Ensevelis par les ambulances de la presse
Le 8 décembre 1870.
Je pense que, depuis ce temps, on a dû élever un monument à leur mémoire.
Beaucoup parmi eux seront morts faute d’avoir été relevés à temps, une mort de ce genre doit être affreuse.
Voilà les merveilles de la guerre.
*
L’affiche utilisée en couverture se trouve au musée Carnavalet et plus précisément là.
Livres cités
D’Hérisson (Maurice d’Irisson), Journal d’un officier d’ordonnance: juillet 1870-février 1871, Ollendorff (1885).
Brocher (Victorine), Souvenirs d’une morte vivante Une femme dans la Commune de 1871, Libertalia (2017).
Chabrol (Jean-Pierre), Le Canon fraternité, Paris, Gallimard (1970).
Flourens (Gustave), Paris livré, Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1871.
Cet article a été préparé en juin 2020.