Je reproduis ici un article écrit par Gustave Flourens et publié par La Patrie en danger dans son numéro daté du 2 décembre et dans Le Rappel (même date). Jean Stef, Louis Richard et Charles Altenhoven ont été inhumés dans le cimetière de Charonne le 30 novembre 1870. J’insère des informations complémentaires (en bleu) dans le cours de son article.
FUNÉRAILLES DES TIRAILLEURS DE BELLEVILLE
Tués à Maisons-Alfort par les Prussiens,
le 27 novembre
Nous venons de les accompagner au cimetière de Charonne et de leur dire nos derniers adieux. Ils sont morts trois pour la République, trois, dont le plus vieux avait vingt-neuf ans.
[Jean Stef avait 29 ans, Louis Richard 27 et Charles Altenhoven 24.]
Il y a quelques jours, j’eus encore le bonheur de les voir, pleins de vie, de santé, de jeunesse, pleins d’espoir dans le triomphe définitif de la grande République démocratique et sociale universelle.
Ils sont morts en braves, tous frappés par devant, après avoir soutenu neuf heures de combat, à quatre cents Français contre quinze cents Saxons!
Envoyé le vendredi, 25, aux avant-postes de Maisons-Alfort, le bataillon des tirailleurs de Belleville vint relever dans cette position les mobiles de la Côte-d’Or.
Porté sur Créteil, il engagea, le samedi, et toute la nuit du samedi au dimanche, une vive fusillade avec l’ennemi.
Pas de vivres, et toujours la fusillade. On n’eut à manger que le dimanche à quatre heures du soir. Poste isolé où l’on n’avait pas d’appui à espérer, le fort étant loin et plus loin encore les troupes amies.
Néanmoins, pas un ne regardait en arrière. Ils avaient à défendre la République, et on ne périt pas inutilement pour la République, fût-ce même dans un Bourget quelconque, sous les ordres d’un incapable général.
Tout républicain qui meurt pour notre cause nous lègue une part d’héroïsme; [de son sang, il nous grandit] [le membre de phrase entre crochets n’est que dans Le Rappel]; de son sang, il nous rachète de la longue turpitude impériale, de l’opprobre du despotisme.
Le sergent Richard, qui vient relever les tirailleurs de la 2e compagnie, cherche à mettre à l’abri ses hommes. « Sergent, lui disent ceux-ci, vous vous exposez trop. »
Les balles saxonnes sifflent, drues comme la grêle, autour de lui. « Laissez-moi faire, répond-il. » En ce moment, il tombe.
Une balle venait de le frapper à mort, et nous l’avons enterré aujourd’hui. Tombent aussi le caporal Altenhoven [Altenhovel, d’après son acte de décès] et le tirailleur Steff [Stef, d’après son acte de décès].
Nous venons de laisser couchés côte à côte dans la tombe ces trois chers amis.
En même temps, cinq de leurs camarades étaient blessés.
Ce pauvre Richard, né à Metz, était élève de l’école des Beaux-Arts. Jeune homme studieux, intelligent, doux et bon, qui va rejoindre tant de milliers d’autres jeunes, héroïques et douces victimes de la folie furieuse de Bonaparte, de l’épouvantable ambition de Bismarck.
Ah ! bien chers amis, nous ne vous verrons plus ! Vous étiez notre joie, notre espoir, notre bonheur; votre généreuse jeunesse travaillait avec tant de désintéressement et de courage pour l’avenir de l’humanité !
Oui, vous comptiez la voir, cette République, pour laquelle vous venez de donner votre vie, vous comptiez la voir de vos yeux intelligents et bons.
Vous l’espériez à chaque heure du jour, cette grande cette sublime République; et elle était le rêve de vos nuits, cette République qui doit affranchir tous les peuples de leurs tyrans, les Prussiens de leur Guillaume, comme les Français de leur Napoléon, qui doit faire de tous les peuples du monde une vaste fraternité.
Cette République qui doit assurer à chaque homme la jouissance de tous ses droits et l’accomplissement de tous ses devoirs ; qui doit relever la femme, l’enfant, tous les faibles, de l’esclavage ; qui doit dissiper toutes les ignorances ; qui doit nous rendre tous heureux en nous rendant tous égaux.
Vous ne la verrez pas, cette République.
Nous qui n’avons pas encore, comme vous, accompli notre tâche, jurons tous, sur vos nobles restes, de n’avoir pas de trêve ni de cesse que nous ne l’ayons fondée, notre République démocratique et sociale.
Jurons de vous venger en faisant des hommes même de ces esclaves du despotisme prussien qui vous ont tués, vous leurs meilleurs frères.
C’est ainsi que les républicains se vengent.
Paix dans la République à tous ceux qui ont un cœur d’homme, mort à tous les tyrans!
Gustave Flourens
Jean Stef était tourneur et marié avec une couturière, Victoire Perrine Launay. Charles Altenhoven était découpeur et célibataire. Louis Richard était ciseleur et lui aussi célibataire — ce qui ne veut pas dire qu’ils n’avaient pas de femme. Stef et Altenhoven habitaient rue Bisson, Richard tout près, passage Ronce (comme la rue Vilin, ce passage a disparu sous le parc de Belleville). Le bataillon est un bataillon de quartier.
Tous trois sont morts, d’après leurs actes de décès, « sur le territoire d’Alfort (Seine) ».
On raconta plus tard qu’il y avait eu une panique au milieu de la nuit du 27 au 28 novembre et qu’un étudiant en pharmacie qui servait comme aide-major (médecin) dans le bataillon, terrorisé, refusa d’aller aux tranchées et qu’on l’y fit accompagner
seulement du sergent Altenhoven.
Celui-ci, qui marchait le premier, reçoit une balle, pousse un gémissement et tombe. […] Je ne sais, a dit le témoin, si à ce moment Altenhoven était mort ou blessé; on a relevé son cadavre le lendemain matin
(il s’agit d’un témoignage en conseil de guerre, dans Le Siècle daté du 14 janvier 1871). Son acte de décès dit de Charles Altenhoven, dit ici sergent et par Flourens caporal, qu’il était « soldat au premier bataillon de volontaires de Belleville » et qu’il est mort à trois heures du matin.
Pourquoi un conseil de guerre? La réponse et des informations sur le bataillon et la mort de Jean Stef dans notre article du 6 décembre!
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L’image de couverture vient du registre des inhumations du cimetière de Charonne, à la date du 30 novembre 1870 (et donc des archives de Paris).
Les nombres sont, de gauche à droite, un numéro d’ordre du cimetière, le numéro de l’acte de décès, une colonne pour la date et, après le nom et le prénom, l’âge et l’arrondissement.
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Pour écrire cet article, j’ai utilisé, outre La Patrie en danger, le registre d’inhumation du cimetière de Charonne, le registre des décès du vingtième arrondissement — en ligne — et, pour les professions et les prénoms usuels des trois gardes nationaux, l’État nominatif des gardes nationaux de la première compagnie de tirailleurs du soixante-troisième bataillon établi le 25 septembre 1870, qui figure dans le dossier D.2 R 4 75 aux Archives de Paris — et dont je remercie chaleureusement Maxime Jourdan de me l’avoir transmis!
Cet article a été préparé en juin 2020.