Si plusieurs femmes ont envoyé des lettres ou des nouvelles à La Patrie en danger, Adèle Esquiros, elle, y a écrit des articles. Nous en avons lu un petit, paru dans le journal daté du 13 septembre (dans notre article du 11 septembre). Elle a signé cette proclamation qui a tant énervé L’Univers (voir notre article du 20 novembre). Elle est aussi l’auteure de deux articles, dans les numéros datés du 26 et du 28 novembre, que voici.

Liberté

On lit dans un numéro du Gaulois:

Une bande de femmes se dirigent vers l’Hôtel de Ville. L’une porte un drapeau avec ces mots: Nous voulons la Commune… Ces femmes ont l’air convaincu… Les gamins leur font escorte en hurlant sur l’air des lampions: Saint-Lazare! Saint-Lazare! [Ce n’est pas une gare, mais une prison pour femmes, en particulier pour les prostituées.] Des gardes nationaux veulent s’opposer à cette promenade. Une lutte a lieu. Le drapeau est mis en lambeaux. La situation devient perplexe. On a toujours une certaine répugnance à lutter contre des femmes. Alors, un garde national a l’idée d’employer la ruse: — Suivez-moi. — Où? — À l’Hôtel de Ville. On le suit, en effet. Et le garde conduit les anges de la Commune au poste de la rue du Chaume, où elles sont peut-être encore.

C’est tout simplement infâme.

Animées des idées qui surgissent autour d’elles, les femmes se font l’écho de leur mari, de leurs frères. Elles traversent un peuple de républicains, un peuple où se crient si fort ces mots: Liberté, Égalité, Fraternité. Elles recueillent l’insulte, la trahison.

Liberté!… et ces pauvres êtres, doublement esclaves, depuis vingt ans n’ont pu manifester une idée. Une idée toute généreuse, puisque c’était en faveur des hommes. On a jeté de la boue sur leur enthousiasme.

Égalité!… avec ce triste système que l’homme seul a droit à la vie intellectuelle, allons donc!

Fraternité!… et voilà des frères qui insultent leurs sœurs parce qu’elles pleurent comme eux. Qu’en serait-il donc si elles avaient une idée à elles? C’était ridicule, dit le Gaulois. Le Gaulois ne se regarde donc pas? Si depuis vingt ans nous n’étions pas malheureux, oh! que nous serions ridicules!

La catastrophe qui nous frappe nous met au-dessus des petites choses. Que la femme reste au foyer… aujourd’hui nous n’avons plus de foyer. Nous ne savons pas si demain nous aurons une patrie. Ne blâmez pas les femmes de descendre dans la rue; elles ne blâment pas les hommes de ne pas avoir su leur garder un foyer.

Il est des circonstances qui exigent beaucoup. Les situations extrêmes font naître les élans extraordinaires. Alors, on voit des femmes qui se montrent un peu hommes. On voit bien des hommes qui se montrent un peu femmes. Il est des circonstances enfin où l’on doit se donner, tel qu’on est, tout entier au devoir. Intelligence, activité, courage, tout est à tous. Alors, il est petit d’éplucher le dévouement.

De quel droit les uns ont-ils arrêté les autres? Eh! messieurs, ne savez-vous donc pas que, parce que vous êtes libres, la liberté doit vous être sacrée.

Les gamins hurlent… Oh! les tristes hommes ils annoncent, ces gamins! Ils savent déjà de qu’on nomme Saint-Lazare, mais ils ne connaissent pas le respect qu’on doit à la femme. Ce qui remue en eux, ce sont les mauvais instincts. Triste, triste!

Je rapporte ce fait parce qu’il se renouvelle souvent. Je vois des scènes scandaleuses parce que de pauvres femmes, croyant bien faire, osent se mettre en évidence. J’entends des hommes patauger longtemps là où une femme aurait vu clair. La femme garde son idée, crainte d’un coup d’éteignoir trop brutal. Ce qui ne veut pas dire que les femmes soient plus spirituelles que les hommes. Hélas! hélas! nous nous valons.

S’il faut du ridicule, qu’on le prenne d’un peu haut. Il y en a de reste.

Dans l’ère qui commence, ne verrait-on encore pour la femme que deux rôles, Cendrillon ou courtisane? Avec la disparition des faux cheveux et des falbalas, je croyais à une rénovation. Intrigante ou martyr… non. Il doit y avoir une autre place pour la femme. Les hommes qui pensent, pensent ainsi.

Hommes et femmes, nous avons trop souffert pour ne pas valoir mieux qu’autrefois. Le mal est venu de ce que les uns et les unes ne se sont pas compris.

Il y faudra du temps: on y viendra. Mettons-y de part et d’autre de la générosité. Unissons-nous pour cette chose horrible: la guerre. Et bientôt, unissons-nous de façon à ce que la guerre soit aussi impossible entre peuples qu’entre hommes et femmes.

Adèle Esquiros

L’article suivant est consacré au fondateur du bataillon des francs-tireurs de la presse. Fondé début septembre, ce bataillon s’est battu, plutôt glorieusement, si la gloire se mesure au nombre de morts, au Bourget à la fin octobre. Entre temps, au début d’octobre, son fondateur, Gustave Aymar (ou Aimart, ou Aymard, Gustave Aimard d’après le catalogue de la BnF), qui prétendait avoir dépensé la dot de sa fille (35,000 fr) dans cette affaire, avait été arrêté pour avoir, au contraire, détourné pas mal d’argent appartenant au bataillon. Ce qui motive un article sur ce sujet à la fin novembre, c’est que la Société des gens de lettres n’a pas réagi — ce qu’Adèle Esquiros ne sait pas, pas encore, mais que je ne peux m’empêcher de signaler, c’est que cette digne société exclura bientôt certains de ses membres pour participation à la Commune. Mais n’anticipons pas.

Les francs-tireurs

Au moment où Paris se soulevait au nom de l’amour de la patrie, un littérateur annonce [annonça] qu’il appelait à lui ses confrères et les artistes. On se groupa autour de cet homme sous le nom des Francs-tireurs de la presse.

Tant que cette horrible folie, la guerre, n’aura pas disparu, l’artiste, cet ouvrier de la pensée, devra savoir tenir le fusil aussi bien que la plume et le pinceau.

Bientôt il s’éleva une plainte: — Celui qui nous appela à lui nous a trompés. Il a volé la caisse. Et cette plainte alla, croissant, croissant toujours. Les ouvriers se sont indignés de ce fait, ils s’en indignent encore dans les assemblées. La société des gens de lettres n’a rien dit; c’est pourquoi je parle.

Eh bien, c’est plus qu’un vol, c’est une infamie.

Celui qui se courbe sous cette porte basse qu’on appelle le malheur, celui qui prend, parce qu’il a faim, ce n’est pas un criminel, c’est un martyr. Mais l’être dont il s’agit est un fort et solide réaliste, un bien portant; un des viveurs et des prédestinés du monde matériel. Il s’est joué de la bonne foi, il a exploité l’enthousiasme. La Société des gens de lettres va sans doute faire justice et prouvera qu’elle n’est pas une caverne de voleurs. En attendant, accordons à ce littérateur ce qu’il mérite, la honte. À l’avenir, qu’on ne se souvienne pas, mais qu’on oublie le nom de Gustave Aymar.

Dans l’ère qui commence, il faut que l’homme de lettres, l’avocat, le débitant de paroles enfin connaisse son devoir. Il n’est pas venu au monde, ainsi qu’il paraît le croire, pour faire prendre les vessies pour des lanternes, et des lanternes pour des vessies, mais pour faire resplendir la vérité.

La littérature bête a produit autant de mal que le dernier de nos empereurs. Il est vrai que cette littérature bête était son plus ingénieux moyen de domination. Tuer la conscience pour ne pas être jugé, c’est le secret de sa politique.

Voilà vingt ans que notre génération se sature l’esprit d’infamie. Les vols, les meurtres, les obscénités, c’est le tas où l’on fouille. On n’offre plus à notre attention que les héros du crime. Assez de boue, assez! Puissent-ils disparaître avec leurs œuvres, ces hommes qui ont pris à rebours le chemin de la gloire. Ils ont empoisonné les jeunes intelligences, ces bourreaux! Plus ignobles que les marchands d’aujourd’hui, qui spéculent sur notre faim, ils ont spéculé sur les défaillances de la pensée. Sous l’éteignoir qui nous tuait, nous cherchions quelques lueurs; pour des sous, ils ajoutaient à notre néant.

En tombant dans l’oubli, le règne de Napoléon III emportera tout ce qu’il a créé. Désormais, être un un homme de lettres, c’est, avant tout, être un penseur. Et ce n’est pas parce qu’on tient une plume qu’on est dispensé d’être un honnête homme.

Adèle Esquiros

Je ne sais pas si ce monsieur a été jugé, condamné, innocenté? Toujours est-il que cet auteur de « romans de sauvages qui l’ont rendu si inférieur à M. Fenimore Cooper » — comme le dit Le Figaro le 29 juin 1871 — a continué à en écrire de nombreux — et qu’il a été élu membre du comité de la Société des gens de lettres pour 1871-1872 (Le Bien public, 30 juillet 1871).

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La photographie d’Adèle Esquiros par Nadar est sur Gallica, là.

Cet article a été préparé en juin 2020.