La vie à Belleville en cet hiver du siège.

Florent Rastel, le narrateur du Canon Fraternité, raconte:

Il tombe toujours de grands matelas de neige et, dès que les flocons s’arrêtent, le froid redouble, glaçant la nouvelle couverture. On ne monte plus la Grand-Rue [notre rue de Belleville] qu’à quatre pattes, on ne descend plus de Belleville que sur le cul. Les petits cercueils tombent des épaules avec un bruit insoutenable, celui d’un des jumeaux Plivart, mort dimanche, s’est ouvert ainsi devant la poissonnerie. Le poupon rigide s’est arrêté sèchement sur le palier des Nouveautés. Coche et Matiras, les porteurs, le père, la mère et Tchesnakoff voulant le retenir, l’ont rejoint, sur le dos, les pieds en avant. Depuis, dans tout Belleville, les bébés se portent dans les bras, comme s’ils étaient vivants, serrés sur la poitrine d’un homme, le père en général, soutenu par deux compères dont l’un s’appuie sur une canne, l’autre s’agrippant d’une main aux aspérités des façades. Derrière, suivent l’ami qui porte le cercueil vide, celui qui tient le couvercle et Coche avec sa musette à outils et à clous. C’est ainsi que les tout petits enfants de Belleville montent au ciel. La mise en bière se fait sur place, dans le cimetière, devant la famille qui se croit obligée de rester là, sursautant aux coups de marteau. Enfin, la boîte est déposée dans l’alignement des autres, en attendant un bon mouvement de l’hiver, ces deux, ces trois degrés de plus qui suffiraient à attendrir la terre.

Ma cousine Mélanie, âgée de huit mois, est morte. Ma tante a voulu porter elle-même sa fille unique jusqu’au bout. Man, Jules, l’Ancêtre, Passalas, Marthe, nous tous, dansant sur le verglas, nous suivions cette mère douloureuse qui ne trébuchait pas — « mater furiosa ».

Le menuisier frappe aux portes rue de la Tourtille. Chez le tonnelier, à la scierie, Coche mendie quelques planches pour le jeune Basticot qui se meurt, Désiré, treize ans, poitrinaire déjà sous l’empire! Éloïse Basticot se défend:

— Deux ans que les médecins disent: il lui faut la montagne, la viande rouge… On a fait tout ce qu’on a pu, et même plus!

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Mais pourquoi meurent-ils? La parole à Gustave Flourens:

Cet hiver du siège a eu des froids précoces et terribles. À deux heures du matin, M. Ferry dormait chaudement dans son lit. On voyait déjà à travers les ténèbres, car il n’y avait plus d’éclairage au gaz dans les rues, de petits enfants venir s’accroupir sur le pas en pierre des portes de boucheries. Ils tombaient de sommeil, mais il leur fallait lutter contre le froid pour ne pas mourir gelés. Ils se dressaient tout raides, frappaient leurs petits pieds contre le trottoir glacé, soufflaient dans leurs mains inertes, puis ils retombaient sur la pierre. Si, passant près d’eux, vous allumiez une bougie pour les voir, vous leur trouviez la face verdâtre et toute crispée, les dents grinçantes, les lèvres blêmes. À peine s’ils vous regardaient, ils étaient hébétés par la souffrance. Pour se protéger contre le froid, ils n’avaient souvent qu’une blouse de toile, et en guise de pardessus quelque vieux sac. Heureux ceux qui sous la blouse avaient un tricot de laine.

À deux heures et demie arrivaient les femmes. Elles commençaient à s’aligner en longues files. On parlait peu, on était trop gelé et trop désespéré. Un morne silence pesait sur tous ces misérables, sur tous ces déguenillés, couverts de haillons, car les meilleurs vêtements étaient allés au mont de piété. Le froid mordait cruellement cette foule muette. Les longues heures s’écoulaient lentement. À quelque clocher d’église voisine on entendait tinter d’un son lugubre, comme cela tinte dans la nuit, successivement trois heures, quatre heures, cinq heures. Toujours nuit close et froid impitoyable. De temps en temps, on s’agitait confusément, à droite, à gauche, dans les ténèbres; on se battait les flancs pour essayer de s’échauffer un peu. Mais s’échauffer devenait impossible; des extrémités glacées le froid remontait jusqu’au cœur. La file s’allongeait: des vieillards, des hommes, prenaient rang. Parfois une estafette passait au galop. « Est-il heureux, celui-là! disait quelque femme, au moins il peut se faire tuer. Nous ne pouvons nous faire tuer, nous ».

Le jour apparaissait, un jour triste, terne et blafard d’hiver. Cependant il ranimait, il réchauffait un peu les cœurs, en indiquant que le supplice approchait de sa fin. Le froid aussi devenait un peu moins aigu, quelque mouvement commençait dans la rue. Enfin, à huit heures, la boutique ouvrait. Ceux qui attendaient là depuis les deux heures entraient un à un. Les autres n’en avaient plus que pour deux ou trois heures d’attente. Et encore, au prix de toute cette attente meurtrière et contre son argent, qu’avait-on? 300 grammes de pain: M. Ferry, qui n’a jamais vécu à la ration, s’étant trompé dans son compte et n’ayant attribué à chacun pas même de quoi ne pas mourir de faim.

Et cette torture recommençait toutes les nuits. Et elle a duré tout l’hiver, tous ces longs mois de novembre, décembre et janvier. Et ce n’était pas la nuit seulement qu’il fallait faire queue, mais toute la journée aussi. La queue, finie à la boucherie, recommençait à la boulangerie; finie à la boulangerie, recommençait au bois. Si bien que l’existence d’une malheureuse mère de famille était occupée tout entière à attendre devant des portes fermée, et qu’il ne lui restait plus aucun temps pour nourrir et soigner ses enfants. Et tout cela, c’était le caprice d’un homme, de M. Jules Ferry, qui l’imposait à la population parisienne; tout cela, la Commune aurait pu le supprimer en une heure.

En vérité, M. Ferry nous a fait bien plus de mal que M. de Bismarck. Que de fluxions de poitrine, que de maladies de tout genre, ont été prises pendant ces nuits du siège, quand il fallait passer debout à la même place, afin de ne pas perdre son rang, six heures en plein air! Que de convois de pauvres mères suivis par de petits orphelins! Que de vides irréparables dans les familles! que de larmes et de désespoirs! Que d’enfants resteront chétifs, débiles et malingres, exténués par ces souffrances!

La mortalité a crû prodigieusement dans Paris pendant le siège. Vous le disiez chaque jour dans votre Journal officiel, afin d’effrayer la population, afin de la décourager de toute résistance et d’amener enfin la capitulation tant désirée par vous. Mais qui a fait croître cette mortalité, si ce n’est M. Jules Ferry lui-même? Vous avez donné le relevé de toutes les femmes et de tous les enfants écrasés par les obus de M. de Bismarck [en janvier]; mais vous n’avez pas donné celui des femmes et des enfants tués par les procédés administratifs de M. Jules Ferry.

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L’estampe Rationnement de la boulangerie, de Joseph Félon, se trouve au musée Carnavalet.

Livres cités

Chabrol (Jean-Pierre)Le Canon fraternité, Paris, Gallimard (1970).

Flourens (Gustave)Paris livré, Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1871.

Cet article a été préparé en juin 2020.