Cet article est paru dans L’Aurore le 25 décembre 1908, sous le titre

NOËL DU SIEGE

Je feuilletais, hier, une collection de journaux du Siège. Que faisait-on le 25 décembre de l’année maudite? Un froid de chien. La Seine charrie d’énormes glaçons frangés d’argent. Dans les rues, soufflant dans leurs doigts, des gardes nationaux, le cou emmitouflé dans leurs cache-nez de laine à raies rouges ou bleues. Le soir, les cafés, tout noirs, vaguement éclairés à la bougie. De boucheries, point. De boulangeries, pas davantage. J’ai là, devant moi, pendant que j’écris cette chronique, une vieille carte en damier, timbrée, par-ci par-là, par-dessus les chiffres qui sont les jours du mois, de petites rondelles rouges. Une carte de boucherie. C’est sur présentation de cette carte que vous est délivré, après des heures de pose dans la neige, le petit morceau de cheval qui trompera la faim. Quant au pain, il faut lire la composition des divers pains fabriqués sous le Siège. Je les ai aussi sous les yeux. Le jour de Noël 1870, il n’y a pas encore trop à se plaindre. 78 % de blé, 12 de seigle, 10 d’orge. C’est un peu noir, mais excellent tout de même. Voyons la suite, pendant que nous y sommes.

Dix jours après, au 5 janvier 1871, — on va être bombardé” — la teneur en blé est tombée à 48 %, avec 12 de seigle, 10 d’orge, 20 de riz et 10 d’avoine. Cela commence. Au 10 janvier, il n’y a plus que 30 de blé, 15 de seigle et d’orge, 25 de riz, 20 d’avoine, 10 de fécule. L’avoine va bientôt être augmentée. Vers le 20, le riz et l’avoine entrent pour moitié dans le pain. J’ai encore un morceau de ce pain. Je me demande comment, même à nos âges, comme l’on dit, j’ai pu mastiquer ce pain. L’écorce de l’avoine, qui a été plus ou moins broyée, forme avec le riz une pâte dure et plastique. Aujourd’hui, mon morceau de pain du siège, par sa dureté, son aspect marron bigarré, ressemble à quelqu’un de ces échantillons de minerai de fer que l’on voit derrière les vitrines des collections minéralogiques. Et notez qu’on ne délivre à chaque habitant que 300 grammes de ce pain extraordinaire. Sarcey, dans son journal, resté fort intéressant, parce qu’il était documenté au jour le jour, sans façon, mais très scrupuleusement, est dans le vrai, quand il raconte que le pain de janvier 1871 était noirâtre et gluant. Je me rappelle que les jeunes gens, dont j’étais, en riaient. Mais les vieux! C’est qu’il fallait en avoir un estomac pour digérer ça!

Pauvres vieux! Il fallait être tout au moins millionnaire pour se payer la joie de faire un déjeuner potable. On trouvait encore à manger. Mais à quel prix! À ces jours de Noël, un peu après même, je crois, il vint à mon chef de bataillon et ami, Charles Longuet, qui avait touché trois mois d’appointements complètement oubliés de lui jusque là, l’idée de nous offrir à moi et à un autre du bataillon, à dîner. Nous allâmes chez Magny. Le Magny des fameux dîners dont il est question dans le Journal des Goncourt. Le restaurant Magny, alors réputé, n’existe plus. Il ouvrait sa porte hospitalière rue Contrescarpe, entre la rue Dauphine et la rue Saint-André-des-Arts. A côté de Magny était le Beuglant, un café chantant où les dames artistes s’asseyaient sur des fauteuils, tout autour de la scène. Dans le local, il y a, je crois, en ce moment, un dépôt de verreries. Quant à Magny, l’immeuble a été démoli pour faire place à une maison à cinq étages.

Eh bien, ce diner chez Magny, dans le commencement de janvier, Longuet le paya une quarantaine de francs, il y avait du fromage de gruyère! Songez! on se le montait en épingle! Le jour de Noël, le boudin légendaire valait cent sous la livre. Le saucisson, quinze francs. Et quel boudin, quel saucisson! De quoi étaient-ils faits? On n’y regardait pas de si près. Un charcutier, dit-on, fut condamné pour avoir roulé en saucisses de la chair des morts du champ de bataille. Horrible! Un poulet — toujours le 25 décembre 1870 –” valait 28 francs. Un canard, 30 francs. Une oie, 90 francs. Un misérable pigeon, 10 francs. Un lapin, 45 francs. Une boîte de sardines, 12 francs. La livre de beurre, 30 francs. Un œuf, 2 francs. Et les pommes de terre! 10 francs le décalitre. Un chou, 5 francs. Pour 2 fr. 50, on avait un kilogramme de chien. Nous avions découvert, à quelques amis, un restaurant proche le Palais Royal, où on servait d’énormes plats d’un ragout appétissant. Du chien. Du bon et fidèle chien. Il fallait, bien entendu, apporter son pain.

Tous ces chiffres sont tout ce qu’il y a de plus exacts. Ils sont pris dans un livre publié par un ancien chef du bureau de l’approvisionnement à la préfecture de la Seine, M. A. Mourillon [Adolphe Morillon], l’Approvisionnement de Paris en temps de guerre, souvenirs et prévisions, publié en 1888, chez l’éditeur Perrin. Encore quelques chiffres intéressants à rappeler. Les animaux du Jardin d’acclimatation furent, comme l’on sait [comme on le savait à l’époque… aujourd’hui beaucoup écrivent qu’il s’agissait de ceux du Jardin des plantes… voir aussi nos articles des 31 décembre et 1er janvier], mis en vente. Les deux éléphants furent vendus 27.000 francs. Les deux chameaux, 5.000 francs. L’antilope, 650 francs. Les deux rennes, 800 francs.

Etc. Les perroquets, presque tous furent achetés par Ricord, et les casoars par M. de Rothschild. M. Mourillon [Morillon] nous donne le chiffre des chevaux consommés, cinquante-six mille! Toutes les horribles graisses qui purent être extraites, souvent des choses les plus répugnantes, trouvaient amateurs. Aussi que de malades ! Que de morts: La diarrhée. La petite vérole. Les cimetières regorgeaient de cadavres. Du 18 septembre 1870 au 23 février 1871, la mortalité fut de 63.725 au lieu de 21.883 en temps ordinaire. Juste triplée. Le 25 décembre, on enregistrait, pour la semaine écoulée, 3.280 morts au lieu de 856 en temps ordinaire. Ce jour de Noël sinistre de 1870 fut le point d’intensité maximum de la petite vérole noire. Bronchite, dysenterie, typhoïde, quel cortège de misères!

Je reviens à ma collection de journaux du Siège. Ce jour du 25 décembre, dans les salons du ministère de l’instruction publique, une vente de charité. Le produit est destiné à soulager ces misères du Siège. Les objets exposés sont d’actualité. Dans une coupe ciselée par Froment-Meurice, des pommes de terre. Ce qu’on regarde avec le plus de curiosité, ce sont les pommes de terre. Sur un lit de soie et de velours repose, majestueusement, un magnifique dindon. Des sachets noués de faveurs roses sont étiquetés : farine. Ils remplacent, très avantageusement, les bonbons de Boissier ou de Siraudin. Un pigeon becquette les barreaux de sa cage. Mais le héros de cette exposition, c’est — on vous Ie donne en cent — un vulgaire hareng saur, dont la robe mordorée tranche sur la blancheur de la porcelaine. Pour détailler ces objets, toute l’aristocratie républicaine, Mme Jules Simon, Mme Dorian, Mmes Charles Hugo, Floquet, Meurice, et vingt autres.

Les adjudications. Une boîte de lentilles avec l’étiquette de Boissier, 25 francs. Une botte de radis, 10 francs. Il y a comme cela une douzaine de bottes. 70 francs, un pied de céleri. Le dindon : 200 francs! C’est pour rien. Un mouton vivant, 500 francs. Etc., etc. Ces dames encaissèrent une vingtaine de mille francs. Je retrouve, sur cette vente de Noël 1870, un intéressant détail. Derrière un comptoir est assis Louis Ulbach. II vend… un casque prussien. Rochefort s’approche. Il interpelle Ulbach, « Que vendez-vous donc là? mon cher. —” Un casque prussien, tout bonnement. — Peut-on l’essayer? — Volontiers. C’est dix francs l’essayage. » Et Rochefort de coiffer le casque. Et de le recoiffer. C’est encore dix francs. Que tout cela est loin. loin. Et que de tristesses cela réveille. Et, pourtant, il se trouve encore des gens pour réclamer la guerre. Et peut-être aussi un siège. Ah! on voit bien qu’ils n’en ont jamais usé !

MAXIME VUILLAUME

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La carte de boucherie, pas du même modèle que celle que décrit notre journaliste, est au musée Carnavalet, là.

Cet article a été préparé en mars 2020.