Victorine Brocher raconte:

Le 16 décembre, prise de Rouen. Le 20 décembre, on a fait une levée en masse, il y a un grand ­mouvement dans la ville : équipement et départ des jeunes mobiles, nouvelle agitation, nouvelle illusion!
On prépare encore de la chair à canon!

24 décembre, on commence les baraques des boulevards [où se vendent les cadeaux de Noël]; ce pauvre Paris épuisé a encore besoin de se faire de fausses joies; quel assemblage bizarre que ces pauvres petites bicoques qui n’ont rien à leur étalage, elles n’ont pour hochets que des pantins articulés, caricaturant Bismarck, de Moltke et l’empereur, en pains d’épices.
Cela nous va bien, vraiment; pendant que nous donnons ces ridicules jouets à briser entre les mains de nos enfants, eux, les autres, prennent nos fils pour les faire dévorer par le monstre insatiable, la guerre.

Plaisir d’un jour pour les uns,
Deuil éternel pour les familles.

Ces baraques étaient dites « du jour de l’an », en ce temps où les cadeaux se faisaient à cette date plutôt qu’à Noël. Mais les baraques ouvraient en décembre. Voici, par exemple, Le Constitutionnel daté du 21 décembre 1870 (citant L’Électeur libre):

Les baraques du jour de l’an

Le premier de l’an approche. Quelques-unes de ces petites baraques à raies vertes, inventées par le padischah Haussmann au temps de sa splendeur, et qui naguère servaient d’abris aux mobiles, sont déjà installées sur nos boulevards. Ce ne sont plus les mille brimborions, les mille riens, après lesquels courait jadis la frivole population de Paris, que l’on voit étalés dans ces boutiques en plein vent. On n’y distingue que képis, chauds vêtements pour les factions, armes de guerre, et une foule d’objets qui, plus ou moins directement, sont utiles à la défense de la patrie. Allons! ce sera un spectacle curieux que la fête du premier de l’an dans Paris assiégé, si fête il y a.
On verra quelle puissance les idées de Patrie, de Liberté, exercent sur un peuple qui enfin les comprend. Le premier de l’an ne sera pas un jour de fête banal; ce sera une fête patriotique, le premier jour d’une nouvelle année qui verra l’expulsion de l’étranger et l’affermissement de la République.

Mais revenons au récit de Victorine:

Le 25, jour de Noël, on m’a envoyé pour moi une livre de beurre et une demi-mesure de pommes de terre. C’est un présent princier. Je n’ai jamais pu savoir qui me l’a envoyé, un garde de ma compagnie, je suppose.

Aux avant-postes, le 22 décembre, le froid est terrible; les soldats, les pieds sur la terre gelée, souffrent horriblement, on ne compte pas moins de 900 morts de congélation.

Le jour de Noël, le froid était si rigoureux que plusieurs gardes nationaux sont morts aux remparts. Moi-même, le matin, je suis sortie de ma casemate, j’avais si froid, je fus saisie ; les larmes me coulaient des yeux, elles gelèrent sur mes joues, je les détachais difficilement de mon visage.

Le 26, le froid continue toujours, le combustible manque, la nourriture est déplorable; on coupe toujours les arbres des avenues du bois de Boulogne. Aujourd’hui je suis libre de service, je vais au cimetière; devant la porte il y a des files ininterrompues de corbillards; les chevaux soufflent, les cochers battent la semelle en attendant leur tour d’entrer.
Les nerfs sont si tendus, notre malheur est si grand qu’on ne pleure plus les morts; on les enfouit et l’on court reprendre son poste d’action, allant vers d’autres hécatombes ; telle est la vie à Paris.

Le peu de personnes qui ne font pas partie de la vie active se couchent à 7 heures du soir et se lèvent à 9 heures du matin ; il fait si froid dans les chambres, au lit, au moins, on a plus chaud.

Adolphe Michel confirme (le 24 décembre):

Des froids extraordinaires aggravent les souffrances de Paris. On faisait « queue » pour le pain, pour la viande; pour comble de malheur, le bois commence à manquer, les approvisionnements de charbon et de combustible sont épuisés. Justement émue de ces misères, qui amènent un accroissement sensible dans la mortalité, l’administration de la ville a ordonné de larges coupes dans les bois de Vincennes et de Boulogne les arbres qui bordent les boulevards et les routes de la banlieue sont abattus. Des nuées de pauvres gens, de femmes et d’enfants se précipitent sur l’arbre tombé et s’en disputent les branches. Heureux ceux qui rentrent dans leur triste. foyer avec une bûche ils auront du feu! Ils n’oublieront pas, mais ils sentiront moins, devant l’âtre qui pétille, les misères sans nom de ce triste et dur hiver.

Veillée de Noël, tu rassemblais les familles autour de tes joyeux arbustes enrubannés; la famille est dispersée! Vois ces hommes qui s’entr’égorgent; ce sont les enfants qui entouraient, hier encore, ton joyeux arbre ruisselant de lumières et chargé de fruits. Noël, fête de la paix et de la fraternité, le canon te salue et le sang te célèbre!

Je ne sais pas où (??) et depuis quand (??) Noël était la fête de la fraternité… parce qu’elle était fêtée de part et d’autre des remparts?!?

Et, puisque c’est de Noël qu’il est question, les souvenirs d’un auteur qui avait alors dix ans:

Pour l’enfant descendu des hauteurs de Belleville et de Montrouge, le beau quartier de l’Opéra et de la Madeleine offrait beaucoup d’attraits. À l’époque du Jour de l’An, il suffisait de traverser le boulevard des Italiens pour aller rêver devant l’affriolante vitrine d’un paradis des enfants, à l’angle de la rue des Capucines. Aux veilles de Noël et du Jour de l’An 1870-71, j’échappai à cette tentation. La population n’était guère nourrie que d’illusions et je devais me trouver moins à plaindre, privé de cadeaux, que les pauvres dont j’entendais parler et qui n’avaient reçu, pour vivre pendant trois jours, qu’un hareng saur par personne!

Le magasin dont parle Lucien Descaves est celui d’Alphonse Giroux, 43 boulevard des Capucines, un grand magasin dont je n’ai pas trouvé trace dans la presse à propos du Noël du siège, mais voici ce qu’en disent les journaux un an après:

Chaque année ramène dans les salons d’Alphonse Giroux la foule des acheteurs. Tout s’y trouve, depuis le jouet d’enfant jusqu’à l’objet d’art, depuis la plus simple fantaisie jusqu’aux œuvres des maîtres contemporains. 

Rien à voir avec les baraques des boulevards…

*

Évidemment, la photographie est anachronique. Elle a été prise par un photographe dont je ne connais que le nom de famille, Jacquet, dans les années 1930. Peut-être la grand-mère de la fillette se souvenait-elle, accompagnant sa petite-fille, des baraques de 1870… Il y a une série de photographies prises par ce photographe ce jour là, sur Gallica, là.

Livres cités

Brocher (Victorine), Souvenirs d’une morte vivante Une femme dans la Commune de 1871, Libertalia (2017).

Michel (Adolphe), Le siège de Paris, 1870-1871, A. Courcier (1871).

Descaves (Lucien)Souvenirs d’un ours, Les éditions de Paris (1946).

Cet article a été préparé en août 2020.