Le bombardement de Paris, on s’y attend, on s’y prépare. Dans son numéro daté du 25 décembreLe Constitutionnel annonçait déjà:

Bombardement de Paris. — Depuis quelques jours, les correspondants des feuilles anglaises qui sont au quartier général devant Paris parlent tous du bombardement. Le correspondant du Daily Telegraph télégraphie de Versailles, le 9 décembre: « On ne peut plus douter qu’on ne procède bientôt au terrible travail si longtemps reculé par les Allemands, c’est-à-dire au bombardement de Paris, dans le cas où les Parisiens, par suite des événements de la semaine dernière, n’arriveraient pas à reconnaître combien toute résistance est désormais sans espoir. Je suis à même de dire maintenant, sans trahir la confiance de personne, que les projectiles explosibles peuvent être lancés jusqu’au centre de Paris, que les batteries sont toutes armées, que Notre-Dame peut aussi bien servir de point de mire que la flèche de Strasbourg il y a quelque temps. D’après ce que j’entends, le bombardement commencera probablement le 19 décembre.

Et en effet toute la presse en parle, et le bombardement se rapproche — dans l’espace comme dans le temps. 

Rapports militaires. 27 décembre, matin. L’ennemi a démasqué ce matin des batteries de siège contre les forts de l’Est, de Noisy à Nogent, et contre la partie nord du plateau d’Avron. Ces batteries se composent de pièces à longue portée. En ce moment, onze heures, le feu est très vif contre les points indiqués, et comme cette canonnade pourrait être le prélude d’un bombardement général de nos forts, toutes les dispositions sont prises dans le but de repousser les attaques et de protéger les défenseurs.

27 décembre, soir. L’ennemi a établi trois batteries de gros calibre au-dessus de la route de l’Ermitage, au Raincy; trois batteries à Gagny; trois batteries à Noisy-le-Grand; trois batteries au pont de Gournay. Le feu a été engagé dès ce matin, avec la plus grande violence : il était dirigé sur les forts de Noisy, de Rosny, de Nogent et sur les positions d’Avron.

(dans le Journal des Débats daté du 28 décembre). Ce sont des objectifs militaires. Mais pas seulement. On lit dans Le Temps daté du 3 janvier:

Le bombardement des forts de Nogent, Rosny et Noisy, et des villages environnants, a continué ce matin, sans causer jusqu’à présent de dommages bien sérieux.

Le feu est cependant très vif sur Nogent, et des obus, dont beaucoup éclatent en l’air, sont dirigés sur le village.

Montreuil aussi a été touché. Voici Le Figaro daté du 6 janvier (avant-hier veut sans doute dire le 3):

Le bombardement d’avant-hier a fait quelques ravages dans la commune de Montreuil, naguère uniquement célèbre par ses pêches. La receveuse des postes de cette commune, qui était restée courageusement à son bureau jusqu’au dernier moment, a dû se replier, depuis hier, devant les obus prussiens, et elle est rentrée, dans Paris, en attendant des temps meilleurs.

Des forts de l’est, on est passé aux forts du sud. Et de là au sud de Paris. Peu d’objectifs militaires… Voici un « reportage » d’Auguste Vacquerie, alors engagé dans la garde nationale, paru dans Le Rappel daté du 7 janvier (il nous raconte la nuit du 4 au 5).

La nuit dernière, la dixième batterie de l’artillerie de la garde nationale était de garde au parc Notre-Dame; nous avons été fort surpris d’apprendre que nous ne suffisions pas, et de voir arriver la quatrième batterie. On a chargé les fusils, on a doublé les factionnaires, et on a mis les pièces en position. Pourquoi? Le gouvernement craignait, nous a-t-on dit, un mouvement populaire et une descente de Belleville.

J’étais de faction de une heure à deux, j’avais un mousqueton chargé et deux pièces de quatre braquées sur qui se présenterait, et j’admirais la simplicité du gouvernement qui pouvait s’imaginer que, moi républicain, je mitraillerais le peuple au profit de M. Schmitz.

Le clair de lune était admirable. Une lueur froide glaçait et veloutait les dentelures de la vieille cathédrale. Et, tout en me promenant pour sauver mes pieds de la congélation [la nuit la plus froide — voir notre article du 26 décembre], je me rappelais le temps antédiluvien où l’art existait, et où Notre-Dame-de-Paris était le point de ralliement de toutes les intelligences révolutionnaires. Alors, nous avions pour Prussiens les « classiques » [il s’agissait d’une bataille romantiques contre classiques et du roman de Victor Hugo, le journaliste (qui avait onze ans à la parution du roman) et son journal sont hugoliens…]. Maintenant, ça semble bien différent, — et c’est toujours la même chose.

Ceux qu’on appelait les « romantiques » étaient les démocrates en littérature. Nous faisions littérairement autour de Notre-Dame de Paris ce que nous y faisons aujourd’hui politiquement. Nous y avions le même mot de ralliement : liberté!

*

Ce n’est pas Belleville qui a attaqué, c’est la Prusse. Quand la canonnade a éclaté, ma première impression a été de plaindre cette église admirable en proie à la guerre et qui, après avoir été la grande amie des poètes, était tutoyée par les artilleurs. Les batteries prussiennes et les nôtres tonnaient de l’est au sud avec le roulement du tonnerre; il y avait des moments où le fracas éclatait tellement que c’était comme si la foudre tombait et comme si le Munster de Strasbourg disait à la cathédrale de Paris — À ton tour!

Mais alors je me rappelais le 1er janvier 1852, Notre-Dame tendue de draperies triomphales, l’archevêque Sibour allant jusqu’à la porte attendre humblement l’assassin de Décembre, l’égorgeur félicité au nom de de Dieu, la religion le glorifiant d’avoir déporté les défenseurs du droit, bombardé les femmes et fusillé les enfants, et je disais à Notre-Dame:

— Les décharges de l’artillerie prussienne ne sont que la réponse à ta sonnerie de cloches et à ton Te Deum pour le crime de décembre, et tous les obus que tu peux recevoir, tu les as mérités!

*

Et le bombardement croissait. Et toute la nuit, rangés autour du poële où nous entassions le bois sans nous réchauffer, nous entendions le rugissement des pièces de 24 et des mitrailleuses.

Le matin est venu, et le rugissement n’a pas diminué. Je faisais ma seconde faction. Un grondement a éclaté.

— Tant mieux! m’a crié, à travers la grille, une vieille femme qui venait d’obtenir à sa mairie deux maigres morceaux de bois. Il faut en finir, n’importe comment!

Et elle a ajouté:

— Ah! si Trochu était un homme!

J’aurais voulu que le général Trochu entendît la parole de cette vieille et son accent, — mais comment les lui transmettre, quand Rochefort m’a dit hier que le général Trochu ne lit aucun journal?

Et cependant les obus pleuvaient. L’ennemi les lançait à pleine volée, et quelques-uns venaient s’abattre jusque dans Paris. Le premier obus qui entrait tombait rue Daguerre, chez un sourd-muet, et tuait un petit chien.

Un autre de ces pieux projectiles venait éclater au numéro 39 de la rue Gay-Lussac, dans le jardin du couvent des sœurs Saint-Michel, qui a été une maison de correction pour les femmes adultères (que celui qui n’a pas péché leur jette la première pierre!) et qui est maintenant une ambulance municipale, Les éclats ont volé sur les combles du bâtiment qui longe la rue, démolissant les ardoises, traversant deux chambres et brisant portes et fenêtres. Il y a eu un commencement d’incendie, mais les pompiers de la rue Saint-Jacques, accourus en hâte, ne lui ont pas permis de se développer. Le projectile était une bombe sphérique contenant des cartouches cylindriques en cuivre pleines d’une matière fulminante.

Quelques moments après, un autre obus tombait rue Saint-Jacques, puis deux rue des Feuillantines, puis un rue d’Ulm, dans un chantier de bois. Rien de sérieux ; personne de blessé.

Un des rédacteurs du Rappel, Ernest Lefèvre, qui était allé observer les effets du bombardement, a vu, dans l’avenue de Châtillon, un citoyen qui revenait de l’hôpital du Val-de-Grâce, où il avait aidé à transporter un garde national auquel un éclat d’obus, éclaté dans le cimetière Montparnasse, avait enlevé le devant de la figure.

Toujours dans le cimetière Montparnasse, les Prussiens nous ont épargné la fatigue de couper les arbres dont nous avons besoin pour nous chauffer: leurs obus ont eu la complaisance de nous servir de bûcherons. Ils n’ont pas été moins complaisants pour les arbres du marché aux chevaux. Deux sont tombés rue Lalande, derrière la mairie du quatorzième arrondissement (Montrouge), et l’un des deux a blessé grièvement une jeune fille. Au Point-du-Jour, vers six heures et demie, notre collahorateur Rafina a vu tomber, bastion 74, à une centaine de mètres des remparts, deux obus qui n’ont atteint personne. Le capitaine Laporte, du 202e, raconte qu’une bombe a déterminé un commencement d’incendie dans une maison de la rue Daguerre, et qu’une autre bombe, dans un jardin de la même rue, a tué un homme et un chien et blessé un petit enfant au sein de sa mère.

Un autre service que nous ont rendu les projectiles prussiens, c’est d’avoir cassé la glace qui emprisonnait les canonnières amarrées à Billancourt.

Le gérant du Rappel nous interrompt pour nous dire qu’il vient de rencontrer (une heure et demie du matin), rue Jacob, une centaine de citoyens, enveloppés de couvertures blanches et coiffés de bonnets de coton, qui étaient chassés de l’ambulance du jardin du Luxembourg. Une vingtaine d’obus étaient tombés sur leurs baraquements, et on les emmenait à la Charité.

Le citoyen Barbieux nous apporte en même temps un éclat qu’il a ramassé boulevard.Saint-Michel. L’épaisseur et le poids de ce fragment donne une idée de ce que cette horde de barbares crache à la face de la ville de la civilisation et de la lumière.

C’est aujourd’hui le jour des Rois.

Nous n’avons pas, République merci! de roi à fêter. Les Prussiens, eux, en ont un, et les fèves de leurs gâteaux sont les obus qu’ils nous lancent, et, chaque fois que Guillaume porte son verre à ses lèvres, ils peuvent lui crier :

— Le roi boit, du sang!

*

Qu’ils crient ce qu’ils voudront ! Ils pourront incendier quelques maisons et assassiner quelques citoyens, quelques femmes et quelques chiens; mais il n’y a pas ici de Napoléon III, ni de Bazaine, et Paris ne sera ni Sedan, ni Metz. Leurs espions pourront leur dire que, pendant que leurs batteries essayaient de nous terrifier, il y avait foule dans les rues où grêlaient les obus, et que Paris allait au bombardement comme au spectacle. Nous refusons décidément de trembler devant la grosse voix que font messieurs les Prussiens par la bouche de leurs canons. La seule idée qu’ils nous inspirent, c’est que nos armées de province sont proches et qu’ils rugissent de toute leur artillerie, comme les poltrons chantent de toute leur voix, parce qu’ils ont peur.

Et nous rions sous la pluie de feu. Et ils tueront quelques Parisiens, mais Paris les tuera. Il ferait beau voir ces sauvages, ces pillards, ces incendiaires, ces chauffeurs, écraser la France, la patrie de l’humanité, la nation qui a déclaré les Droits de l’homme! Il ferait beau les voir substituer leur roi de Moyen-âge à la démocratie, le passé à l’avenir, la force au droit, l’égoïsme à la fraternité, le recul au progrès, les ténèbres à la lumière! Nous croirons à la victoire définitive de la Prusse quand nous croirons que Josué a arrêté le soleil.

AUGUSTE VACQUERIE.

*

Comme m’y incitait le texte de Vacquerie, j’ai choisi une image du siège de Strasbourg quelques mois plus tôt pour illustrer cet article. La lithographie d’Auguste Munch vient de la Bibliothèque nationale universitaire de Strasbourg, via Gallica, là.

Cet article a été préparé en avril 2020.