Car, selon le calendrier, c’est aujourd’hui la Sainte-Geneviève.

En janvier 1871, quand tout semble perdu, Trochu veut placer solennellement la capitale sous la sauvegarde de Sainte-Geneviève,

écrit Georges Duveau. Que cet historien m’excuse, mais, sur un sujet aussi sérieux, je préfère laisser la parole à notre officier à deux particules, Maurice d’Irisson d’Hérisson (dans cet article, à cause du bleu de la photographie, les citations sont en bleu). Il nous parle de Trochu et de son ami le Père Olivaint, supérieur des Jésuites de la rue de Sèvres.

Au contact de cette âme enflammée, l’âme mystique de Trochu s’exaltait, sa confiance s’affermissait, ses doutes militaires s’apaisaient, et il en arrivait à croire à la possibilité d’une intervention directe, miraculeuse, de Dieu pour soustraire la France aux horreurs de l’invasion, pour faire reculer les hordes du moderne Attila.

Il y a quelques jours à peine, le 26 décembre, au club de la Reine Blanche, un orateur ignare a déclaré devant un auditoire tout aussi ignare (je cite maintenant Molinari):

Le gouvernement est incapable, il manque même de l’intelligence nécessaire pour organiser une si noire trahison. D’ailleurs, son intérêt n’est pas de nous livrer aux Prussiens, son intérêt est de nous sauver. Mais les Prussiens ne s’en iront pas d’eux-mêmes, comme le gouvernement a l’air de le croire. (Nouveaux rires.) Le général Trochu, qui est catholique et Breton, attend apparemment la venue d’une nouvelle Jeanne Darc. (Hilarité.) Y a-t-il ici une Jeanne Darc? (Les citoyennes gardent un profond silence.)

Certes, Jeanne d’Arc avait été évoquée et invoquée, au temps où l’on riait du « plan de Trochu » (voir notre article du 15 octobre), mais face aux hordes du moderne Attila, était-ce bien la bonne référence? Seuls des orateurs de club pouvaient le croire. Retour à d’Irisson d’Hérisson, et aux entretiens de Trochu et Olivaint:

Attila! Et quand ces deux hommes prononçaient ce nom, évoquaient ce souvenir, entre eux passait, poétique et douce, la vision de la vierge de Nanterre, de Geneviève, de la jeune fille dont le village natal dormait là-bas sous la gueule des canons du Mont-Valérien, et qui, dit la légende, chassa avec sa quenouille les bandes sauvages vomies par l’Allemagne, les guerriers poilus dont les petits-fils campaient encore une fois autour de Paris.

Ce fut dans ces conversations que, vraisemblablement, Trochu conçut l’idée de mettre de nouveau et solennellement, par un acte gouvernemental, la ville de Paris sous la protection directe de sainte Geneviève, et de recourir à l’ancien patronage de l’héroïne des Gaules. 

On était aux derniers jours du siège. Le bombardement venait de commencer. Il rédigea une proclamation dans ce sens, et l’envoya manuscrite à l’Imprimerie nationale. Elle fut composée et tirée en placards pour être affichée dans tout Paris.

Selon l’usage, deux épreuves avaient été envoyées au gouverneur pour qu’il les soumît à l’approbation des membres du gouvernement. Lorsqu’il en donna lecture, un silence profond, glacial, s’établit autour de la table du conseil. Tout le monde se regardait. Aucun de ces avocats pétrifiés n’en pouvait croire ses oreilles. Jules Ferry bondit sur sa chaise, comme si un obus eût éclaté sous lui, et se trouva debout, exprimant sa surprise, sa désapprobation, avec une vivacité qui sortait des bornes des convenances.

Il ne voulait pas, dit-il en gesticulant, se couvrir de ridicule aux yeux de ses électeurs. Il n’entendait pas s’associer à ceux qui croyait devoir faire intervenir Dieu et les saints dans nos affaires. Cela n’avait pas le sens commun. On n’avait pas besoin du bon Dieu pour venir à bout des Prussiens. Puis, devenant sarcastique, il ajouta que les Prussiens croyaient en Dieu et l’invoquaient, eux aussi, et qu’il n’était pas respectueux de mettre ce vénérable personnage dans la triste alternative de mépriser les adorations prussiennes au profit des génuflexions françaises, et vice versa.

Une fois encore, le pauvre général Trochu, battu sur toute la ligne, se replia en bon ordre. La proclamation ne fut pas affichée.

Elle ne fut pas affichée, mais on en parla. Par exemple, chez Brébant, le restaurant où continue à dîner Edmond de Goncourt en ce début de 1871 (voir notre article du 11 décembre), évidemment ce genre de nouvelles arrive lentement, c’est seulement le 24 janvier que notre écrivain à une seule particule a noté:

Chez Brébant, dans la petite antichambre qui précède le grand cabinet, où l’on dîne, tout le monde comme brisé, épars sur le canapé, sur les fauteuils, parle à voix basse, ainsi que dans la chambre d’un malade, des tristes choses du jour, et du lendemain qui nous attend.

On se demande si Trochu n’est pas un fou. A ce propos, quelqu’un dit avoir eu communication d’une affiche imprimée, mais non affichée, destinée à la mobile, où le dit Trochu parle de Dieu et de la Vierge, comme en parlerait un mystique.

Plutôt que de vous infliger la lecture de cette proclamation avortée (dont le texte se trouve dans le livre d’Irisson d’Hérisson), je préfère conclure en vous citant, parmi tous ces messieurs, Victor Hugo — quelques vers extraits du septième poème de « Novembre », dans L’Année terrible:

Je ne sais si je vais sembler étrange à ceux
Qui pensent que devant le sort trouble et chanceux,
Devant Sedan, devant le flamboiement du glaive,
Il faut brûler un cierge à Sainte-Geneviève,
Qu’on serait sûr d’avoir le secours le plus vrai
En redorant à neuf Notre-Dame d’Auray,
Et qu’on arrête court l’obus, le plomb qui tonne,
Et la mitraille, avec une oraison bretonne ;
[…]

J’affirme que le camp monstrueux des barbares,
Que les ours de leur cage ayant brisé les barres,
Approchent, que d’horreur les peuples sont émus,
Que nous ne sommes plus au temps des oremus,
Que les hordes sont là, que Paris est leur cible,
Et que nous devons tous pousser un cri terrible !
Aux armes, citoyens ! aux fourches, paysans !
Jette là ton psautier pour les agonisants,
Général, et faisons en hâte une trouée !
La Marseillaise n’est pas encore enrouée,
[…]

Avec tant d’épouvante, avec tant de misère,
Il nous faut une épée et non pas un rosaire.

*

La photographie de couverture ne date pas du siège de Paris (!), par exemple parce que le sculpteur, Paul Landowski, n’était pas né… Je l’ai faite au petit matin du 2 février 2009 — il neigeait. La statue de Sainte Geneviève sur le pont de la Tournelle, prise ici depuis le pont Sully, ne regarde pas vers le centre de Paris, comme le font ses collègues les « République » des places de la République et de la Nation et le Génie de la Liberté de la place de la Bastille. Elle est tournée vers l’est, pour protéger Paris des Attila, ancien et modernes, dont les hordes de guerriers poilus arrivent par là. Dommage pour Notre-Dame, dirait peut-être un moderne Trochu…

Livres cités

Duveau (Georges)Le Siège de Paris, Hachette (1939).

D’Hérisson (Maurice d’Irisson), Journal d’un officier d’ordonnance: juillet 1870-février 1871, Ollendorff (1885).

Molinari (Gustave de)Les Clubs rouges pendant le siège de Paris, Garnier (1871).

Goncourt (Edmond de)Journal des Goncourt — Deuxième série — Premier volume 1870-1871Charpentier (1890).

Hugo (Victor)L’Année terrible, Michel Lévy (1872).

Cet article a été préparé en août 2020.