Aujourd’hui, c’est une femme amoureuse qui a la parole.
Dimanche soir, 8 janvier, une heure du matin, sur mon lit.
Deux mots seulement: on bombarde Paris, je peux dire, on nous bombarde, car un obus est tombé à cinquante mètres d’ici sur le boulevard Saint-Michel, un éclat est venu au pied du balcon. Voici trois mois que nous parlons de bombardement sans pourtant y croire. Ils n’oseraient pas, disait-on. Et moi, je pensais: ils oseront; n’ont-ils pas osé tirer à boulets à feux sur la cathédrale de Strasbourg, un œuvre d’art, une merveille de l’art allemand? Qu’on tue des hommes, cela est terrible, mais je préfère voir cela que d’oser anéantir des choses irréparables, impossible à recréer ou à réparer, telles que des bibliothèques, des poèmes de pierre ou une ville comme Paris. Les coups sont rapprochés, très vifs, l’incendie a commencé tout à l’heure à quelques mètres, rue Racine, chaque bombe cause un déroulement au sol, puis se communique aux nerfs.
Ai-je peur? non, assurément non, nous avons passé une heure à la fenêtre du billard, les entendant venir ces engins monstrueux, siffler et souffler dans l’air, comme une locomotive à toute vapeur. Aux premiers coups, cette respiration oppressée semblait se rapprocher tellement et nous venir en pleine poitrine que l’instinct nous a tous fait nous jeter en arrière. J’ai réellement cru recevoir la mort en pleine poitrine. Je n’ai pas eu peur, de quoi aurais-je peur?
J’avais la main dans celle de mon ami; nous fixions ensemble nos regards dans cette froide nuit étoilée, je voyais son visage comme en plein jour tant la lune est brillante et je pensais qu’il vaut mieux mourir ainsi, foudroyée du même éclair avec le même Amour au cœur, la même parole sur les lèvres, que de vivre mille existences sans avoir goûté toutes ces félicités, fussent-elles comme les nôtres, écloses au sein de la même guerre, de la désolation, de la mort menaçante.
Maintenant il m’a quittée, qu’importe! Je le sais en sûreté, la rue de Rome est à l’abri de tout péril. Peut-être demain ne trouvera-t-il qu’un peu de cendre où était notre maison, pauvre Henri!
Comment a-t-il pu me quitter ce soir? Je serais si misérable de le sentir là où tombent les obus. S’il ressentait la moitié de ce que je souffre lorsqu’il est aux avant-postes, il n’aurait pas pu s’éloigner, mais il a confiance sans doute.
Oh! celui-ci m’a fait tressaillir, bruit infernal, tant que l’obus est en l’air, son bruit a un bon son sinistre et solennel. On entend le coup tiré par la redoute de Châtillon, puis le sifflement semblable à celui d’une immense chaudière en fureur, il se rapproche plus, toujours plus, enfin il éclate. Oh, cela est effrayant! tout à fait brutal, un bruit violent, sec, des éclats qui volent au loin, un jet de feu, une odeur de soufre.
J’ai préparé un manteau, des bottes, si le feu prend, il faudra bien déloger. Je n’aimerais pas donner mes deux jambes, ni un bras, mais la tête tant qu’on veut! J’aurais voulu mourir près de lui, sur son cœur, mais où que l’obus me frappe, je mourrai avec lui, avec lui dans mon cœur.
Une chose m’inquiète, il ne sait peut-être pas à quel point je l’aimais, combien mon amour, je peux le dire sans fausse modestie, était parfait et exceptionnel. J’ai l’orgueil que personne ait aimé comme moi; l’aimé lui, comme je l’aime.
Je n’ai pas su le lui dire et quand je ne serai plus, qui pourra le lui apprendre?
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Il n’était pas parti et avait arpenté le boulevard toute la nuit, nous apprend la suite du journal de Geneviève Bréton.
« Il », c’est un homme de vingt-huit ans, un prometteur jeune peintre, Henri Regnault, son fiancé, dont nous reparlerons (voir nos articles des 19 et 20 janvier).
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Il est d’ailleurs l’auteur du dessin dont j’ai mis cette vilaine reproduction en couverture de cet article. Je l’ai copié sur le site de la ville du Plessis-Robinson. Je leur avais écrit pour leur demander une source (où est ce dessin?) et une image de meilleure résolution, et ils ne m’ont jamais répondu (c’est rare, mais ça arrive).
Livre utilisé
Bréton (Geneviève), Journal 1867-1871, Ramsay (1985).
Cet article a été préparé en mai 2020.