Il y a… cent dix ans, le 16 janvier 1911, L’Aurore publiait cet article de Maxime Vuillaume — écrit la veille.

Vieux Souvenirs – Il y a quarante ans

Le froid qui pique nos yeux et fait larmoyer nos paupières rappelle les jours d’il y a quarante ans, où nous gelions bien autrement, en ce mois sinistre de janvier de la guerre. Les nuits étaient lugubres. Au réveil — quand on dormait — les fenêtres étaient tapissées d’un épais dessin de fleurs de glace. Quand on dormait. On ne dormait pas toujours. Les obus, qui roulaient au-dessus de nos têtes avec un bruit de voiture chargée de ferraille, nous tenaient longtemps éveillés. Je demeurais alors rue du Sommerard. Et il me souvient qu’un matin, le jour encore barbouillé de ténèbres, je me heurtai, en face de la porte du musée de Cluny, à un grand corps étendu tout de son long sur le trottoir. C’était un réverbère, qu’un projectile prussien avait jeté là, frappé à mort comme un soldat tombe sur le champ de bataille. Il en tombait partout sur la rive gauche, de ces cruels obus. Chaque matin, en ouvrant le journal, c’était la liste des morts et des blessés. Aujourd’hui, 15 janvier, trente-six victimes. Quelques-unes frappées dans des circonstances poignantes. La veille, rue Lecourbe, six femmes, faisant la queue à la porte d’une boucherie municipale, sont toutes blessées. La veille, rue Victor-Cousin, un obus tue deux petites filles de 8 et 13 ans. Rue Saint-Jacques, deux autres bambins.

Et, à côté de ces morts, d’autres, en bien plus grand nombre. Les vieillards, que les privations du siège mettent à bas. La variole qui décime les plus forts. Pendant cette deuxième semaine de janvier, 4.182 décès. Le pain est immangeable, dur et noir comme du chocolat qui ne serait que de la terre durcie parsemée de paille d’avoine. Ah! les pauvres, et même les riches! Le beurre vaut 35 francs la livre; le boisseau de pommes de terre, 25 francs. Je ne sais comment, dans un coin d’armoire — que faisaient-ils là? –” j’ai retrouvé un petit tas d’oignons. Je les ai précieusement comptés et recomptés. Je les ai enfermés dans un sac, après m’être dit : « J’en donnerai un à telle personne, un à tel, etc.  » Et je suis arrivé avec mon sac en poche, je l’ai sorti victorieusement, et j’ai fait une distribution. Jamais croquettes de jour de l’an, venant de la maison en vogue, n’ont eu le succès de mes oignons. Les destinataires ont, du reste, dû les manger crus. Qui donc leur eût fourni la viande ? Quant à les accompagner d’une tartine de pain revêtue de beurre, c’était un rêve, on l’a vu, inaccessible. C’étaient là, à nous jeunes qui ne souffrions pas, de nos gaîtés.

De la viande ! Je crois bien que les boucheries municipales n’en distribuaient plus, ce 15 janvier 1871. Si elles en distribuaient, c’était dans des proportions tellement vagues que la faim ne pouvait en être apaisée. Il fallait, chaque midi, faire des prodiges pour découvrir un restaurant, où, sans pain bien entendu, on vous apportait quelque platée d’un rata mystérieux. Ah! ne cherchez pas sa composition, à ce rata. Mangez-le de confiance. Tout près du Palais-Royal, j’avais ainsi découvert un rata exquis, copieux. J’en fis part aux amis, et nous arrivâmes un jour une demi-douzaine. Après avoir enfilé le rata, nous interrogeâmes le garçon, qui nous confia à l’oreille que son patron achetait des chiens tués dans les rues, Nous avions mangé ce jour-là un malheureux toutou qu’un garde national avait enfourché d’un coup de baïonnette et qu’il avait vendu pour, au rempart, jouer au bouchon et vider la bouteille. On avait si faim, de ce temps-là, que nos estomacs, loin de protester, étaient tout prêts à commander une nouvelle portion. Heureuse jeunesse!

Tout le monde, à la vérité, ne mangeait pas du chien en rata. Il y eut quelques privilégiés qui, aux plus poignants jours de misère et de faim, déjeunèrent et dînèrent, sinon copieusement, du moins convenablement. Mais il fallait avoir la bourse bien garnie. Tels les convives célèbres de Brébant, qui lui firent frapper une médaille d’or, hommage de leur estomac reconnaissant. Qu’est devenue cette médaille? L’érudit directeur de l’Intermédiaire des Chercheurs et Curieux ne pourrait-il nous le dire? Je ne fis, pour mon compte, qu’un seul de ces dîners extraordinaires sous le siège. Chez Magny, alors rue Contrescarpe-Saint-Marcel (aujourd’hui rue Mazet). Nous étions trois, Charles Longuet, qui commandait le 248e bataillon [où Maxime Vuillaume était lieutenant], son secrétaire, ou plutôt lieutenant-secrétaire, Achille Massé, et moi. Longuet, qui avait oublié de réclamer la mensualité qui lui était due comme chef de bataillon, avait touché les trois mois échus, et nous avait offert cette amicale réjouissance. Filet de cheval, petits pois de conserve et fromage de gruyère, arrosés du précieux liquide de la cave de Magny. Ce dîner, je m’en souviens encore. Il ne devait pas, hélas! avoir de lendemain. Et nous ne fîmes pas ainsi frapper de médaille d’or pour Magny [Maxime Vuillaume s’est souvenu de ce dîner dans son article de Noël… deux ans plus tôt pour lui, trois semaines plus tôt pour nous.].

Nous étions alors aux derniers jours du siège. Le 15 janvier 1871 était, comme en 1911, un dimanche. Dans une douzaine de jours, nous allions lire sur les murs de Paris l’affiche de la capitulation. La canonnade était terrible. Sur toute la ligne du sud, les forts tonnaient, ainsi que les batteries prussiennes. Le bombardement, la nuit, fait rage. La Sorbonne est encore une fois écornée. Rue Cujas, un obus tombe. Vers onze heures, nous sortons, quelques amis, du café d’Harcourt. L’un de nous demeure rue Gay-Lussac. Nous lui faisons la conduite. Mais voilà qu’au rond-point de la fontaine Médicis, le grondement d’un obus nous fait plier les genoux. II éclate tout près de nous. Et toute une bande de ces gamins, dont la gouaillerie héroïque est restée légendaire, se précipite, empoignant les morceaux de fonte encore brûlants. Deux sous, deux sous, la belle valence! C’était moins cher que nature. Les oranges, les vraies, valaient six francs pièce.

C’était ainsi tous ces derniers jours. Le lendemain, lundi 16, un projectile crève la toiture de l’Ecole de Droit et tombe dans l’amphithéâtre. Un autre effondre la toiture du presbytère de Saint-Germain-des-Prés, éclatant sur le lit d’un vicaire, qui, fort heureusement, a découché. Ô providence! La gare Montparnasse, l’église Saint-Pierre-de-Montrouge atteintes elles aussi. Le 18, on rationne le pain : 300 grammes pour les adultes, 150 pour les enfants. Le 19, c’est Buzenval, la dernière et inutile saignée. Trois cantinières de cette garde nationale dont il suffira, bientôt, de porter le képi ou les godillots pour être collé au mur, sont mises à l’ordre du jour. Il gèle toujours. C’est l’armistice puis la capitulation, puis la Commune et le grand massacre. Qui donc y pense, hors ceux qui survivent ? Ces tristes jours semblent perdus dans la nuit des temps. Il en reste cependant deux grands souvenirs. La tache tricolore, sur la place de la Concorde, de la statue de Strasbourg, et, dans la mémoire, inoubliable, la tache rouge de la sanglante semaine de mai.

MAXIME VUILLAUME

*

L’eau forte d’Auguste Lançon utilisée en couverture de cet article est datée « Pantin, 15 janvier 1871 », elle est au musée Carnavalet, là.

Cet article a été préparé en mars 2020.