Tout au bas de la deuxième (dernière) page de son numéro daté de demain 17 janvier, le quotidien Le Combat publie sa quarantième liste de souscription pour « le Feu grégeois »: la 4e compagnie du 147e bataillon, un partisan de la guerre à outrance, M. Stintzy et Mme Dourlin ont donné, ensemble, 20 francs. Le journal aura le temps de publier encore trois listes, pour 78,40 francs (et un total de 2106,45 francs) — avant d’être interdit suite à la journée du 22 janvier.

Mais de quoi s’agit-il?

Le feu grégeois vient des Grecs (c’est ce que veut dire « grégeois ») mais fait surtout partie de l’héritage des croisades (voir l’image de couverture). Ce serait une redoutable arme incendiaire. On en parle, à Paris, depuis septembre…

Dans son journal, Le Combat, Félix Pyat a engagé le combat… pour le feu grégeois, le 27 novembre, avec un long article.

Au Club de La Chapelle, on a, dès le lendemain, blâmé le gouvernement du refus qu’il a opposé à la réclamation du feu grégeois (c’est dans La Patrie en danger datée du 2 décembre).

Dès le 30 novembre, Le Combat a ouvert une souscription, après un deuxième article du même Félix Pyat, commençant ainsi:

Loi de la guerre, que nous veux-tu? Droit des gens, que demandes-tu?… Comme si les Prussiens étaient des gens! Comme si la guerre avait une loi! Ni loi, ni foi, comme Bismarck.

et, à la suite, un article signé « un abonné » allant dans le même sens.

Des expériences, que Le Siècle daté du 1er décembre a trouvées « très concluantes » avaient lieu à l’usine Clairin, rue de Vaugirard.

L’un des inventeurs qui y participaient est intervenu, auprès de Timothée Trimm, au Club de la Délivrance le 4 décembre.

Dans le l’avant-dernier numéro de La Patrie en danger, Casimir Bouis a écrit:

Ils tirent sur les ambulances et égorgent les parlementaires.
Ils chargent leurs fusils de balles explosibles.
Et les Français ? Les Français ont retrouvé le feu grégeois…
Avec le feu grégeois l’armée prussienne serait anéantie en huit jours.
Mais le gouvernement de la défense nationale a mis le veto, et les Français attendent.

Le club de la Délivrance en a discuté encore le 8 décembre (plutôt que de l’indenter, je mets la citation en vert):

Convient-il d’employer le feu grégeois, et, par extension, convient-il de cesser d’observer à l’égard des Prussiens les lois de la guerre et de faire à ces « sauvages » une guerre de « sauvages »? Un débat véritablement intéressant s’est engagé sur ces deux points.
[…]
En ce qui concerne spécialement le feu grégeois, rien ne s’oppose, comme l’a fait remarquer arec raison un orateur, à ce qu’on l’utilise s’il mérite vraiment d’être utilisé. Le droit des gens n’en a jamais interdit l’usage, et, en vérité, quand on emploie les bombes, les obus et tant d’autres fruits analogues du progrès dont les nations civilisées ou soi-disant telles se servent sans aucun scrupule, pourquoi se priverait-on du feu grégeois? Mais le feu grégeois a-t-il bien tous les mérites particuliers que lui attribuent ceux qui l’ont découvert ou plutôt retrouvé? Le feu grégeois passait pour un agent de destruction effroyable et irrésistible au temps des Croisades, c’est-à-dire à une époque où l’on s’entretuait encore grossièrement avec des lances, des frondes et des arbalètes. Mais le monde a marché depuis ce temps-là, et le feu grégeois pourrait bien n’être plus aujourd’hui, hélas! qu’une « vieille machine. » Telle paraît être, du moins, l’opinion des hommes du métier, et voilà pourquoi, croyons-nous, ils se montrent beaucoup moins pressés que les hommes de guerre des clubs à adopter cet engin « renouvelé des Grecs ».

Ce qui est paru dans le Journal des Débats daté du 9 décembre.

On remarquera que le journaliste est moins ironique et condescendant que lorsqu’il rend compte d’une réunion d’un « club rouge ». Le voici d’ailleurs au club des Batignolles, qui a ouvert, lui aussi, une souscription. C’est le 9 décembre (la citation en vert):

La « question du feu grégeois » a le privilège de la [l’assemblée] passionner davantage. C’est que le club démocratique des Batignolles a ouvert une souscription pour doter la France de cet engin destructeur, et que des doutes paraissent s’être élevés sur son efficacité. Au témoignage d’un orateur, le citoyen Delescluze (dont la compétence en fait de matières explosibles n’est pas douteuse) aurait dit ce matin même que le feu grégeois produit des effets terribles dans l’eau, mais qu’il a moins d’action sur les matières sèches. (Marques de désappointement dans l’auditoire.) Il faudrait donc commencer par diriger contre les Prussiens des pompes à incendie d’un fort calibre pour les mouiller, de manière à les rendre combustibles. Ce procédé préparatoire sera-t-il suffisamment pratique? L’auditoire se montre très perplexe, les souscripteurs s’agitent sur leurs bancs, on interpelle le bureau pour savoir à quel usage on emploiera la souscription, qui a atteint le chiffre de 32 fr.; quelques-uns en réclament la restitution; des observations assez vives sont échangées avec le bureau. Un citoyen s’élance à la tribune.

Le moment d’employer des engins terribles n’est peut-être pas venu encore, dit-il; mais il ne tardera pas à venir. On nous annonce tous les jours l’arrivée des armées de province. Y croyez-vous? (Signes de dénégation. — Rires.) Eh bien, moi, je suis comme vous, je n’y crois pas, et je suis convaincu que nous ne devons compter que sur nous-mêmes. C’est pourquoi il nous faudra bien finir par employer le feu grégeois et voici comment: (vif mouvement de curiosité.) L’Allemagne a des millions de milliards de marchandises dans ses ports de Hambourg et de Stralsund; on les brûlera avec le feu grégeois.

(Désappointement général. Cri: Ça ne nous sauvera pas!) Le bureau finit par annoncer aux souscripteurs qu’ils pourront rentrer dans leurs fonds s’ils manquent de confiance dans le feu grégeois; le bruit s’apaise, l’incident est vidé et la séance est levée au cri de: Vive la République démocratique! 

Je note une expérience publique qui devait avoir lieu rue Rovigo le 22 décembre et qui est annulée.

Le 29, à la réunion du club Favié (toujours le même journaliste), un des orateurs

assure qu’en vertu du droit des gens de tous les peuples civilisés, la garnison d’une ville assiégée est autorisée, après le centième jour de siège, à employer tous les moyens, même les plus destructeurs et les plus barbares, pour se délivrer. C’est une loi bien connue des jurisconsultes, et le gouvernement ne peut pas l’ignorer. Ainsi il pourrait faire usage du feu grégeois. Il est vrai qu’on a mis en doute la puissance destructive du feu grégeois; mais on vient de le perfectionner, et une fusée peut tuer des milliers de Prussiens, pourvu seulement qu’ils se touchent. À cette condition, c’est infaillible! On a offert aussi au gouvernement une bombe incendiaire qui éclate non pas une fois… mais trois fois! eh bien, le gouvernement a renvoyé l’inventeur au Comité d’artillerie; on sait ce que cela veut dire. (Murmures d’indignation.)

Et pour finir, je note que Le Figaro du 2 janvier a annoncé:

Ce soir, mardi, aux Bouffes-Parisiens, soirée musicale au bénéfice du feu grégeois. Mesdames Savary, Cico, Borghèse, Bertani, Sanz, Teisser. Berthe Legrand; MM. Melchissédec, Leroy, Barnold, Berthelier, Blondelet, Baron, Cooper, Gobin, Mérigot, prêteront leur concours à cette soirée.

Ah! Germain Mérigot! Mais c’est de lui que je voulais vous parler! Eh bien, ce sera pour demain!

*

J’ai emprunté l’image de couverture à la page 225 du livre Les Merveilles de la Science (volume 3), de Louis Figuier, qui est sur Gallica (ce n’est pas une des plus belles numérisations de Gallica…). En voici la légende: Les Sarrasins lancent le feu grégeois contre les tours de bois et les ouvrages préparés par l’armée de Saint Louis, pour le passage d’une branche du Nil.

Livre utilisé

Molinari (Gustave de)Les Clubs rouges pendant le siège de Paris, Garnier (1871).

Cet article a été préparé en octobre 2020.