Germain Mérigot, dont j’ai dit hier que c’était de lui que je voulais parler, je l’ai découvert, avec le feu grégeois, dans Mes Cahiers rouges, où j’ai appris aussi qu’il avait été correcteur au Journal officiel pendant la Commune. J’écrivais alors un roman qui se passait, beaucoup, dans les locaux de ce journal, j’ai donc utilisé son nom, et je ne l’ai pas oublié. D’autant plus que je l’ai retrouvé avec plaisir, parlant de l’électriseur de la place Clichy, dans La Rue (le 5 octobre 1867).

Personne ne peut raconter cette histoire mieux que Maxime Vuillaume. Plutôt que de paraphraser Mes Cahiers rouges, je copie ici l’article paru à la une de L’Aurore (et pas du Radical, comme le dit l’auteur par erreur dans Mes Cahiers rouges) le 16 avril 1907. Article que d’ailleurs il paraphrase (et même, copie) lui-même dans son livre!

L’homme qui retrouva le feu grégeois

Quelques lignes dans la nécrologie d’un journal. Germain Mérigot est mort. Qui ça, Mérigot? Inconnu. Et, cependant, aux plus sombres jours du Siège de Paris, ce nom fut jeté par les orateurs des clubs à la foule affolée de vengeance et de désespoir. Mérigot, pendant ces mois enfiévrés de patriotisme, avait, à lui tout seul, ou avec un ou deux amis, trouvé le moyen suprême — et cela va sans dire infaillible — de briser le cercle de feu qui étreignait Paris et l’étouffait. Mérigot, pour tout dire, avait retrouvé le feu grégeois.

Le feu grégeois! Ce mot magique soulevait au fameux club Favié de Belleville, des tempêtes d’acclamations. Le 29 décembre 1870 — quelques jours seulement avant le bombardement — un orateur monte à la tribune:

— Citoyens, s’écrie-t-il, il faut, pour nous délivrer, user des moyens les plus barbares. Pourquoi n’userions-nous pas du feu grégeois! Un savant vient de retrouver sa composition mystérieuse depuis les croisades. Il l’a perfectionné. Une seule fusée peut tuer des milliers de Prussiens pourvu seulement qu’ils se touchent…

[C’est une version de ce que Molinari nous a raconté hier.]

Ce savant, qui tuait les Prussiens comme des mouches, pourvu qu’ils se touchent — tout était là — c’était Germain Mérigot, notre ami Mérigot.

Le lanceur, sous le siège, du terrible feu des Grecs, revu, amélioré et décuplé par lui, a laissé, sur son œuvre, une petite brochure jaune de 72 pages, dont le titre seul évoque mille souvenirs: « Délivrance de Paris. — Le Feu Grégeois, par G. Mérigot, membre du Comité du feu grégeois. » Et, au revers, « Administration centrale et Comité du feu grégeois, 3, rue de l’Isly. — Bureaux de la souscription, 2 rue Vivienne. Défense nationale de Paris ». La brochure est devenue, comme tous ces fugitifs témoins du Siège, fort rare. [Elle est à la Bibliothèque nationale de France mais, au moment où j’écris, pas sur Gallica.]

Germain Mérigot, avant qu’il s’occupât de tuer par milliers les Prussiens — pourvu seulement qu’ils se touchent –” faisait partie du groupe dont il a été déjà parlé à diverses reprises et qui se réunissait à la brasserie de la rue Saint-Séverin. Je crois bien qu’en ce temps-là, avant la guerre, Mérigot s’occupait déjà de chimie — et un peu, autant que je me rappelle, de ce qu’on appelle aujourd’hui l’hypnotisme. [Voir son article sur l’électriseur, signalé plus haut.] Un grand diable bien découplé, beau garçon, gai et d’humeur égale.

Le Siège vint. On était aux derniers jours d’octobre, quand nous le vîmes entrer un soir, en costume reluisant neuf d’officier de la garde nationale. Il vint s’asseoir à la table où nous causions, quelques amis : Charles Frémine, un poète qui s’est tué l’an dernier, Humbert, d’autres.

— Tiens, Mérigot, voilà longtemps qu’on ne t’a vu.
€”— Je « fais » le feu grégeois.
— Le feu grégeois! Voyons, mon vieux, tu dois avoir sur ta manche la croix de Godefroy de Bouillon!

Mérigot nous expliqua que c’était très sérieux. Il avait redécouvert le feu grégeois. Le gouvernement de la défense nationale lui avait alloué quelques subsides. Il avait mis, en outre, à sa disposition, pour ses études, un vaste appartement, aux alentours de la Madeleine — l’appartement d’un « franc-fileur ».

Il est peut-être bon de rappeler ici, pour ceux qui l’ignorent” — et ma foi, le Siège est déjà loin de nous –” qu’on désignait alors par francs-fileurs les gens qui avaient quitté Paris à l’annonce de l’investissement, que ces gens fussent des malades, des timorés ou simplement des lâches. Les municipalités avaient le droit de réquisitionner leurs appartements. Mérigot avait été gratifié d’un de ces logis.

— Venez donc me voir! nous dit-il en nous quittant. Demain, rue… (pas de souvenir de la rue). Vous verrez mon canon à feu grégeois.

Un canon pour feu grégeois… Dans un appartement du quartier de la Madeleine… Cela vaut la visite. Le lendemain, avant l’heure du déjeuner, nous frappions à la porte.

Mérigot était sous les armes. Il vint ouvrir, un outil de forme étrange à la main, une sorte de seringue à bout pointu et allongé, tenant le milieu entre la lunette d’approche et le clystère.

— C’est là ton canon!
— Clisterium donare… dit en riant Frémine. [Clysterium donare, une citation du Malade imaginaire.]

Mais Mérigot ne riait pas. Il était au contraire, fort grave.

— Vous allez voir! dit-il brusquement.

Une porte s’était ouverte à deux battants. Un salon superbe, éclairé par de larges baies. Sur les meubles, des housses. Un piano. Des tableaux aux murs. Un salon de franc-fileur cossu. Mais cela nous intéressait peu. Ce qui attirait nos regards, c’était, au beau milieu, posé sur un chevalet comme la lunette de l’astronome de la place Vendôme (il y avait, de ce temps, un astronome place Vendôme qui, la nuit, montrait la lune, Saturne, ou telle autre planète) un tube de cuivre allongé, menaçant. Mérigot le fit basculer. Il tira une longue tige, la tige d’un piston qui se mouvait dans le tube et dont le rôle –” il nous l’expliqua –” était de refouler sur l’ennemi la fusée incendiaire.

C’était là le canon pour feu grégeois.

— Et tu veux chasser les Prussiens avec ça!

Mérigot sourit d’un sourire de dédain. Il nous tendit un numéro du Siècle. Je retrouve l’extrait de ce numéro dans la petite brochure jaune. [C’est en page 2 du numéro daté du 24 octobre.]

Après avoir expliqué que « la forêt de Bondy et les fourrés éparpillés en si grand nombre de ce côté de Paris, sont autant de tanières à Prussiens », le Siècle préconisait avec enthousiasme la mise en vigueur des canons de Mérigot, et réclamait l’incendie des bois parisiens, « À quand l’incendie de la forêt de Bondy? » concluait le journal, bien entendu par le feu grégeois, qu’on peut lancer de loin, dans un obus. « Les fusées convergentes, disait encore le journal, éclatent en pluie de feu à plus de douze cents mètres ».

Le Figaro, le Siècle, le Tribun du Peuple, !e Combat, la Liberté, le Réveil, le Soir, rivalisaient plus que chaque jour, de zèle pour stimuler le gouvernement de la défense nationale. Félix Pyat dans le Vengeur ouvrait une souscription pour l’organisation des bataillons de fuséens et !a fabrication en grand du feu grégeois. [Le Vengeur est le nom du journal de Félix Pyat pendant la Commune. Ici il s’agit du Combat. Voir l’article d’hier.]

Pour le salut public, écrivait Félix Pyat, tout, le fer et le feu, toute arme est humaine, toute force légitime, et toute rage sacrée. Nous voulions la paix, l’ennemi veut la guerre. Il la veut absolument, tuant, volant, violant, brûlant systématiquement. Il la fait, jaloux de notre ciel, de notre sol, de notre nom, de notre gloire. Tous les moyens sont bons; souscrivons pour les fusées. C’est la paix!

Le lyrisme de Félix Pyat n’atteignait pas toutefois celui de ce brave Mérigot, qui dépeignait ainsi, dans sa brochure jaune de propagande, les effets foudroyants du feu grégeois:

L’infanterie se débandera sous une pluie de feu qui l’enveloppera de toutes parts. Les chevaux atteints par une éclaboussure du liquide en combustion, s’affoleront et répandront le désordre et la panique dans le camp ennemi. Les cartouches des hommes feront explosion autour d’eux, les caissons de l’artillerie voleront en éclats, et les généraux qui ont trouvé le moment psychologique favorable pour bombarder Paris, chercheront vainement le moment psychologique qui permet d’éteindre le feu grégeois.

Un véritable massacre, quoi!

Hélas! la capitulation vint. Le feu grégeois n’eut pas à nous montrer, autrement que par quelques expériences, les prouesses vantées par Mérigot. La paix fut conclue. Vint la Commune. Je revis un jour Mérigot à l’Officiel, que dirigeait alors Charles Longuet. Mérigot y collaborait. Ce fut bientôt pour moi l’exil, la longue absence, les relations interrompues, les amis perdus de vue…

J’avais oublié Mérigot, quand, un soir, au journal, il y a de cela cinq ou six ans, je vis venir à moi un homme de haute stature, vieilli, cassé, mais le regard toujours jeune et clair. Le correcteur du journal.

— Vous ne me reconnaissez pas ? Mérigot.
— Le feu grégeois! m’exclamai-je en riant. Est-ce bien vous, le feu grégeois du Siège!

Nous nous serrâmes les mains. Vieux et inoubliables souvenirs des grands jours! Depuis cette rencontre, je voyais chaque soir Mérigot corriger attentivement ses épreuves. Il les corrigea courageusement, luttant contre la maladie, jusqu’au soir où le mal le terrassa. Il est mort il y a quelques jours. Qui s’est souvenu, hors moi, du feu grégeois ?

MAXIME VUILLAUME

*

Demain, pendant que nous irons à Versailles, se préparera la dernière bataille. En couverture, les compagnies de marche de la garde nationale partent déjà pour Buzenval — voir notre article d’après-demain. Le dessin est dû à Clément-Auguste Andrieux et il est au musée Carnavalet.

Livres cités

Vuillaume (Maxime), Mes Cahiers rouges, édition intégrale inédite présentée, établie et annotée par Maxime Jourdan, La Découverte (2011).

Audin (Michèle)Comme une rivière bleue, L’arbalète-Gallimard (2017).

Cet article a été préparé en octobre 2020.