Hier, Arthur Arnould nous a donné rendez-vous à deux heures place de l’Hôtel-de-Ville. À lui la parole (comme toujours les parties en bleu me sont dues):

Deux nouvelles, connues le matin même du 22 janvier, contribuèrent à faire avorter le mouvement. Ces deux nouvelles, c’étaient la démission de Trochu et la délivrance de Flourens, qui, la veille au soir, avait été enlevé de la prison de Mazas par quelques gardes nationaux [et même un peu plus, voir notre article d’hier].

Ces deux nouvelles modifièrent considérablement le mouvement de l’opinion publique.

La démission de Trochu apaisa la plus grande colère de la foule. Elle crut d’abord qu’il y avait là une satisfaction accordée à ses justes griefs, et, sans faire attention au reste, sans se demander qui le remplaçait, s’abstint de paraître aux abords de l’Hôtel de Ville, se répétant avec joie:

Trochu n’est plus gouverneur de Paris!

D’autre part, en apprenant que Flourens avait recouvré sa liberté, l’inquiétude prit la bourgeoisie, pour qui ce nom était un épouvantail.

[Trochu restait président du Gouvernement, il se faisait remplacer par Vinoy au commandement militaire. Il n’est pas très honnête de dire, ce que font Dautry et Scheler, qu’Arthur Arnould attribue l’échec du mouvement à la peur que causait Flourens libéré. Ils ne mentionnent d’ailleurs pas la démission de Trochu.]

Quand j’arrivai sur la place, il devait être environ une heure. En dehors des curieux, parmi lesquels beaucoup de femmes et d’enfants, il n’y avait là qu’un détachement de gardes nationaux appartenant en majorité au 61e bataillon [un bataillon de Montmartre], auquel s’étaient joints un certain nombre d’hommes des divers bataillons de Montmartre. Tous marchaient sous le commandement de Razoua [nous l’avons vu dans notre article du 2 novembre, Razoua a été révoqué de son commandement après le 31 octobre, ce qui ne l’a pas empêché de se battre comme simple soldat avec son bataillon le 19 janvier, précise Arthur Arnould].

J’attendis une demi-heure, mêlé à la foule, puis, ne voyant rien venir, je montai chez Lefèvre-Roncier, où était notre rendez-vous particulier [60 rue de Rivoli].

Je trouvai là en effet la plupart des membres de l’Alliance, parmi lesquels Delescluze, Cournet, Ed. Levraud, etc.

[Au vu de ces noms, il est un peu simpliste de qualifier cette Alliance de « radicale » et « bourgeoise ». D’ailleurs…]

Ledru-Rollin, quoi qu’il l’eût promis, ne vint pas.

Quelques instants après, Razoua entra, suivi de T… [Arnould écrit son livre pendant la proscription et ne met pas le nom de Tony-Révillon en entier parce que celui-ci est à Paris — mais son nom est dans les journaux de l’époque…]. T[ony-Révillon] et Dereure, ayant demandé à être introduits auprès du gouvernement, moins pour lui exposer, comme délégués, les réclamations et les vœux de Paris, que pour s’assurer eux-mêmes de l’état de défense de l’Hôtel de Ville, on les avait conduits tous deux devant Chaudey [adjoint au maire de Paris].

[Cournet et Levraud étaient des blanquistes, ou en tout cas n’ont pas tardé à le devenir. Simon Dereure était un internationaliste. Tony-Révillon était un radical. Toutes ces étiquettes n’ont peut-être pas beaucoup de sens, mais elles montrent la diversité du mouvement que décrit Arthur Arnould — Cournet, Dereure et lui seront, dans deux mois, élus à la Commune. Je ne comprends pas bien les commentaires dépréciatifs de Dautry et Scheler — qui, comme par hasard, omettent Dereure et Razoua… Mais revenons à notre histoire.]

Celui-ci [Chaudey] leur déclara qu’il était seul à l’Hôtel de Ville, les écouta, promit de transmettre leurs avis au gouvernement, et termina en disant qu’il était prêt à repousser la force par la force.

T[ony-Révillon] nous expliqua alors que l’Hôtel de Ville était dans un état formidable de défense. Des mitrailleuses occupaient la cour intérieure. Sur chaque marche de l’escalier, il y avait deux mobiles bretons. Des mobiles bretons occupaient également la salle du trône et toutes les croisées donnant sur la place.

Razoua nous annonça ensuite qu’il avait jugé prudent, vu leur petit nombre, de faire éloigner les gardes nationaux de Montmartre, que leur présence sur la place pouvait exposer d’un instant à l’autre à quelque décharge meurtrière.

Il les avait rangés en bon ordre près du square de la tour Saint-Jacques, le long de la grille, où ils devaient attendre les événements.

Au moment où l’on finissait de nous donner ces diverses explications, ou quelques minutes après, une certaine agitation qui se produisit dans la foule fit descendre quelques-uns d’entre nous sur la place.

Cette agitation était causée par l’arrivée d’une colonne de gardes nationaux. Ils débouchaient, tambours en tête, par la rue du Temple, et allèrent s’aligner devant les grilles de l’Hôtel de Ville.

[Ici Lissagaray signale aussi l’arrivée du 101e bataillon arrivant de la rive gauche (c’est un bataillon du XIIIe) en criant « Mort aux traitres! »]

Cette colonne était également fort peu nombreuse, quoiqu’ayant l’air fort résolu. C’était le contingent des Batignolles, deux cents hommes environ.

[Ici, une note d’Arthur Arnould précise que le citoyen Malon les avait réunis, ceint de son écharpe (il était adjoint au maire du XVIIe) et accompagné de trois tambours, battre le rappel dans les principales rues des Batignolles. Et Jean Bruhat, suivant Maurice Foulon écrit, lui:

Le maire, François Favre, essaie en vain d’arrêter la colonne qui part du XVIIe et dont Varlin fait partie. Empruntant la rue de Rome, les boulevards, traversant le square des Arts-et-Métiers, elle débouche sur l’Hôtel de Ville par la rue du Temple. Il est trois heures environ. C’est à ce moment que commence la fusillade.

D’après Foulon, Benoît Malon avait quitté la colonne vers la Gaîté pour aller à une réunion des maires.]

Arthur Arnould confirme le découpage temporel:

Quelques secondes s’étaient à peine écoulées, lorsqu’une décharge effroyable partie de l’Hôtel de Ville alla semer la mort parmi cette foule inoffensive de curieux, de femmes, d’enfants, qui couvraient la place.

Thiers n’eût pas fait beaucoup mieux. C’était déjà son système, dont on commençait l’application à cet incorrigible peuple de Paris [ce texte d’Arthur Arnould est peut-être un témoignage, mais il est écrit après la Semaine sanglante…].

Cela fut si imprévu et si odieux tout à la fois, que la foule resta d’abord stupide et comme hébétée, avant de songer à la fuite.

[Savoir si un coup de feu isolé est parti dans la foule avant la décharge partie de l’Hôtel de Ville fait encore l’objet d’une discussion. Les témoignages divergents recueillis par Maxime Vuillaume dans Mes Cahiers rouges ne permettent pas de trancher.]

Mais les balles continuaient de pleuvoir. La foule s’éparpilla, laissant derrière elle un certain nombre de corps étendus qui jonchaient le sol dans tous les sens.

Les gardes nationaux traversèrent alors la place, puis, parvenus à l’entrée de l’avenue Victoria, adossés contre le bâtiment municipal qui formait l’annexe de l’Hôtel de Ville, ils s’arrêtèrent, firent demi-tour à gauche, épaulèrent, et répondirent à l’attaque par un feu de peloton.

Jamais je n’ai vu un mouvement accompli avec plus de sang-froid et une plus merveilleuse rectitude, et il me causa une véritable admiration, même à ce moment d’indignation et de trouble.

Après cette décharge, les gardes nationaux s’embusquèrent de côté et d’autre, et, pendant une demi-heure, ce fut un feu roulant, puis les coups cessèrent, et tout rentra dans le silence.

J’ajoute quelques phrases de Lissagaray:

Abrités derrière les candélabres et des monticules de sable, quelques gardes nationaux, commandés par Sapia et Raoul Rigault, soutiennent le feu des mobiles. D’autres font le coup de feu dans les maisons de l’avenue Victoria. La fusillade roulait depuis une demi-heure quand les gendarmes parurent au coin de l’avenue. Vinoy suivait. Les insurgés firent retraite. Une douzaine furent saisis et menés à l’Hôtel de Ville où Vinoy voulait les fusiller. Jules Ferry les fit réserver pour les conseils de guerre.

Et je rends la parole à Arthur Arnould:

Tel fut le 22 janvier.
[…]
Je déclare que cette effroyable fusillade sur une foule inoffensive où, je le répète, les femmes et les enfants étaient en majorité, ne fut précédée d’aucune sommation.

Je déclare qu’à ce moment il n’avait pas été tiré un seul coup de fusil par les gardes nationaux, et que deux délégués, à cet instant même, parlementaient pour obtenir d’être introduits auprès des membres du gouvernement [le gouvernement, depuis le 31 octobre, siégeait au Louvre, dit Lissagaray].

Une cinquantaine de morts et de blessés, dit Arnould, une trentaine, dit Lissagaray, parmi lesquels Théodore Sapia. Une dizaine, dit Maxime Vuillaume. Difficile de préciser. Il y en a au moins six immédiatement, discernables dans le registre des décès du quatrième arrondissement. Au moins un des blessés est mort plus tard (voir notre article du 26 janvier).

L’Hôtel de Ville n’eut qu’un mort et deux blessés. 

On verra que Raoul Rigault gardera une haine tenace envers Gustave Chaudey, qui semble bien avoir été le responsable de ce massacre… et de la mort de son ami Sapia.

N’empêche, il reste pas mal de questions, et j’en poserai quelques-unes dans l’article de demain 23 janvier.

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L’image de couverture est un détail d’un dessin réalisé d’après un croquis de Daniel Vierge (je suppose que ça veut dire qu’il était présent?) publié par Le Monde illustré le 28 janvier 1871.

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Je remercie Maxime Jourdan pour une discussion stimulante à propos d’un éventuel coup de feu isolé dans la foule, ce qui a, comme il dit, peu d’importance: on ne tire pas sur une foule dense (avec vieillards et enfants) sous prétexte qu’un coup de feu isolé a éclaté. Et pour une (autre) discussion sur le nombre de tués.

Livres utilisés

Arnould (Arthur)Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Bruxelles, Librairie socialiste Henri Kistemaeckers (1878), — réédition avec une préface de Bernard Noël, Paris, Klincksieck (2018).

Dautry (Jean) et Scheler (Lucien)Le Comité central républicain des vingt arrondissements de Paris, Éditions sociales (1960).

Bruhat (Jean), Eugène Varlin, Éditeurs français réunis (1975).

Foulon (Maurice)Eugène Varlin, relieur, membre de la Commune, Mont-Louis (Clermont-Ferrand) (1934).

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).

Vuillaume (Maxime), Mes Cahiers rouges, édition intégrale inédite présentée, établie et annotée par Maxime Jourdan, La Découverte (2011).

Cet article a été préparé en juin 2020.