Armistice, préparation des élections, élections, dépouillement, Assemblée nationale… nous n’en avons pas fini avec cette actualité! Et si nous prenions des nouvelles de Strasbourg?

Assiégée et bombardée en août, occupée et destinée à être annexée dès septembre — oui, Strasbourg vote, il y aura des élus d’Alsace et de Moselle à l’Assemblée, qui démissionneront après le vote du traité de paix, et même la très triste histoire d’un de ces élus (voir notre article du 2 mars).

Mais ce n’est pas de ce vote que je veux vous parler aujourd’hui. Je vous livre juste une petite lettre que son auteur a écrite le 11 février, après avoir réussi à quitter Strasbourg, et que le quotidien Le Rappel a publiée encore plus tard, dans son numéro daté du 16 février. La voici (la citation en vert):

Un de nos amis, habitant de Strasbourg, a pu s’échapper malgré la rigoureuse surveillance exercée par les Prussiens aux portes de la ville. Sans vivres et sans bagages, il s’est mis en route, et a traversé à pied toute la région de l’Est se cachant le jour, faisant des marches forcées la nuit, dans la neige, se perdant au milieu des troupes prussiennes. Retrouvant des secours parmi les soldats de Garibaldi et de Bourbaki, il a pu gagner Boury, d’où un voyageur charitable a bien voulu le conduire en voiture jusqu’à Lyon.

C’est de là qu’il nous écrit, le 11 février, une lettre qui vient de nous être remise.

Cette lettre nous donne de curieux mais douloureux détails sur la situation de la ville de Strasbourg.

Au moment où notre ami venait de quitter la capitale de l’Alsace, arrivait un renfort de troupes pour la garnison. Ce renfort était composé de trois mille hommes environ, presque tous adolescents.

Sans autres insignes militaires qu’un képi et un fusil, ils viennent apprendre l’état militaire sous le commandement de vieux sergents instructeurs des régiments déjà casernés dans la ville. Ils font la manœuvre sur les places deux fois par jour. Dans l’intervalle ils passent leur temps dans les brasseries.

Les Prussiens, dans les premiers jours de l’occupation, ont cherché à se faire bien venir [voir?] des Strasbourgeois, espérant les convertir par la douceur. Quand ils ont vu l’inutilité de leurs efforts, ils ont imaginé un système de vexations continuelles. Mais rien ne peut faire fléchir l’ardent patriotisme des habitants; tous manifestent le plus vif désir de rester Français, et à toutes les souffrances, à toutes les avances de leurs geôliers, Ils répondent avec dignité, par la froideur et le silence.

Comme à Metz, comme à Nancy, les femmes ne portent que des vêtements de deuil; tout le monde évite le moindre contact avec les officiers ou les soldats ennemis. Un exemple entre mille:

Dans une des principales brasseries de la ville, des Strasbourgeois devisaient un soir sur les affaires du pays, et naturellement ne se gênaient pas pour exprimer hautement leurs vifs sentiments de répulsion pour les Prussiens et leur impérial maître.

Entrent soudain tous les musiciens d’un régiment allemand, qui, après force libations et toasts en l’honneur du nouvel empire d’Allemagne, se mettent en devoir d’exécuter les morceaux les plus variés.

Mais au premier accord tous les Strasbourgeois se lèvent, comme mus par la même pensée, et sortent sans dire mot de la brasserie, transformée en café-concert.

Quelques instants après, le chef de musique désappointé, furieux, envoyait quérir par la ville un grand nombre de soldats à seule fin de se faire applaudir après chaque morceau.

Tous les journaux de Strasbourg sont aux mains des Prussiens qui y ont installé une administration et une rédaction entièrement prussiennes. Inutile de dire qu’aucun citoyen ne les lit. On n’y trouve d’ailleurs qu’arrêtés draconiens, procès-verbaux de conseils de guerre, nominations de fonctionnaires allemands.

La grande préoccupation des Prussiens est de retenir dans la ville les rares jeunes gens qui n’ont pu suivre l’exemple de leurs concitoyens et rejoindre les armées françaises. La moindre tentative d’évasion est punie des peines les plus sévères. Bien plus, un jeune Strasbourgeois de dix-huit ans, simplement soupçonné d’avoir voulu s’enrôler dans l’armée française, a été condamné sans preuve aucune à trois ans de réclusion dans une forteresse allemande.

La dernière humiliation qu’aient infligée les Prussiens aux Strasbourgeois, avant le départ de notre ami, a été l’exhibition, pendant plusieurs jours, sur l’une des places de la ville, des canons français récemment pris. Des sentinelles, fusil chargé, gardaient chaque pièce, avec ordre de tirer sur quiconque tenterait d’approcher.

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Parmi les vêtements de deuil portés par les femmes, la célèbre coiffe, devenue noire à ce moment. La jeune femme peinte par Jean-Jacques Henner la porte, avec bien sûr une cocarde tricolore. Si je lis bien la notice de la BnF, une gravure faite d’après ce tableau a été offerte à Gambetta par « les dames d’Alsace », la famille de Gambetta l’a donnée à Arthur Ranc, et la gravure est ensuite arrivée au musée Carnavalet. Ce qui n’explique pas pourquoi on la trouve sur Gallica. Ni pourquoi on ne la trouve pas sur le site du musée Carnavalet. Quant au tableau lui-même — en couleurs — il est au musée… Jean-Jacques Henner à Paris, et c’est là que je l’ai copié. On y apprend que le tableau a été commandé par des épouses d’industriels de Thann (« les dames d’Alsace ») et que c’est lui qui aurait été offert à Gambetta. Ha! Ce qui n’explique pas pourquoi il est dans ce musée! Belle image en tout cas!

Cet article a été préparé en août 2020.