Émile Küss avait cinquante-six ans. Il était professeur de médecine. Je ne donne pas de détail sur ses nombreux travaux scientifiques. C’était un républicain — il avait même été poursuivi, emprisonné et acquitté, pour cette raison, en 1849.

Le 11 septembre 1870, Strasbourg, « investie » depuis le 12 août, avait fini par apprendre la proclamation de la République à Paris une semaine plus tôt. Une commission municipale a nommé Émile Küss maire de la ville. Il l’a défendue, puis, après la reddition de la ville le 28 septembre, il en a défendu les habitants.

Le 8 février, le département du Bas-Rhin l’élit (à la quasi-unanimité des votants) député. Il se rend donc à Bordeaux.. et nous voici donc aussi, à nouveau, à Bordeaux, au grand théâtre, le 1er mars. L’Assemblée ouvre sa séance à midi et demie. C’est aujourd’hui que l’on va voter « pour » ou « contre » le traité de paix. « Pour », finalement, mais ça va prendre quelques heures.

Bientôt, c’est Édouard Bamberger qui a la parole (il se présente lui-même) — le compte rendu vient du Journal officiel daté du 4 mars, on y lit aussi les réactions de l’assemblée:

Messieurs, député de la Moselle et Strasbourgeois de naissance, je viens vous adjurer de repousser le traité de paix, ou de honte, qui est apporté devant vous. Je serais bref; vos moments, on vous l’a déjà dit souvent, trop souvent peut-être, sont précieux; d’ailleurs, c’est un arrêt de mort que l’on présente à votre ratification et les longs discours ne conviennent pas aux mourants.
Ce traité constitue, selon moi, une une plus grandes iniquités que l’histoire des peuples et les annales diplomatiques auront à enregistrer. Un seul homme, je le déclare tout haut, un seul homme devait le signer, cet homme c’est Napoléon III.
Sur un très-grand nombre de bancs. Oui ! oui ! vous avez raison!
M. Bamberger. Un seul homme dont le nom restera éternellement cloué au pilori de l’histoire.
(Applaudissements prolongés.)
Un membre à droite. Napoléon III n’aurait jamais signé un traité honteux ! (Murmures et réclamations.)

Ce qui cause une petite pagaille. On entend ainsi qu’il y a beaucoup de députés bonapartistes dans l’assemblée. Certains autres demandent la déchéance des Bonaparte. Ce qui amène une suspension de séance, jusqu’à deux heures et quart, à l’issue de laquelle une motion est proposée, qui confirme « la déchéance de Napoléon III et de sa dynastie, déjà prononcée par le suffrage universel, et le déclare responsable de la ruine, de l’invasion et du démembrement de la France. » Les bonapartistes font beaucoup de bruit, mais la motion est votée. Plus tard, Édouard Bamberger a à nouveau la parole. Voici ce qu’il dit de Strasbourg (cet article est consacré à Émile Küss, donc à Strasbourg!):

Qu’auriez-vous éprouvé par exemple, si quelque politique bien avisé, appartenant à certaine école, était venu dire aux habitants de mon héroïque ville natale, à Strasbourg: « Vous êtes des niais, vous laissez écraser vos femmes, vos enfants, vos maisons, vos monuments, vos collections, et à un moment donné la France vous abandonnera », et que Strasbourg bien avisé, obéissant à des conseils aussi pratiques eût manifesté l’intention d’ouvrir ses portes à l’ennemi?… Vous lui auriez crié: « Au nom de la patrie, dont toi, Strasbourg, tu es la sentinelle avancée, tu n’as pas le droit d’ouvrir tes portes aux Prussiens. Tu dois souffrir, tu dois périr, s’il le faut, pour retenir l’ennemi sous tes murs ».

Strasbourg n’a pas manqué à son devoir il s’est laissé écraser. Strasbourg s’est dévoué pour la France, et la France lui dit aujourd’hui: Je suis vaincue; je suis lasse; je suis fatiguée. Tu es malheureuse, mais je souffre aussi. Je ne puis rien pour toi, je te laisse à la Prusse, tes enfants deviendront des soldats prussiens qui combattront contre mes propres enfants; le frère revêtu du képi combattra contre le frère revêtu du casque.
Mais cette pensée fait bondir mon cœur d’indignation, et le sang versé alors de cette manière impie retombera sur vos têtes.
Il y a des moments où une nation, tout comme un homme, se trouve placée entre un avenir plein de souffrances et un repos avilissant; dans des cas de ce genre, une nation qui se respecte n’hésite pas; elle se prépare à la douleur.

Il y a d’autres interventions, celle de Victor Hugo, notamment, qui raconte le siège de Paris et souhaite qu’il n’y ait plus de frontières, et qui votera contre le traité de paix. Celle d’Étienne Vacherot, qui est républicain mais va voter pour, il faut sauver la France. Un député des Vosges, Thiers, et Millière (« notre » Millière, celui de La Marseillaise), dont il me semble qu’il est le premier à faire remarquer:

De quoi s’agit-ïl ? Il s’agit de disposer d’une partie du territoire de la France et des populations qui l’habitent.

— sans leur demander leur avis, bien entendu.

Un peu plus tard, Émile Keller, député du Haut-Rhin, a la parole, et il donne cette information:

Messieurs, à l’heure solennelle où nous sommes, vous n’attendez pas de moi un discours; je ne serais pas capable de le faire. Celui qui devrait parler à ma place, — car vous n’avez encore entendu aucun député de l’Alsace, — le maire de Strasbourg, le doyen de notre députation, à l’heure où je vous parle se meurt de douleur et de chagrin; son agonie est le plus éloquent des discours. (Mouvement.)

Ce qui n’empêche pas la discussion de continuer, et ces messieurs de voter le traité de paix par 546 voix contre 107. Les députés des départements de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, ont fait lire par l’un d’eux la déclaration:

Les représentants de l’Alsace et de la Lorraine ont déposé, avant toute négociation de paix, sur le bureau de l’Assemblée nationale, une déclaration affirmant de la manière la plus formelle, au nom de ces provinces, leur volonté et leur droit de rester françaises.

Livrés au mépris de toute justice et par un odieux abus de la force, à la domination de l’étranger, nous avons un dernier devoir à remplir.
Nous déclarons encore une fois nul et non avenu un pacte qui dispose de nous sans notre consentement. (Très-bien! très-bien!)
La revendication de nos droits reste à jamais ouverte à tous et à chacun dans la forme et dans la mesure que notre conscience nous dictera.

Au moment de quitter cette enceinte où notre dignité ne nous permet plus de siéger, et malgré l’amertume de notre douleur, la pensée suprême que nous trouvons au fond de nos cœurs est une pensée de reconnaissance pour ceux qui pendant six mois n’ont pas cessé de nous défendre, et d’inaltérable attachement à la patrie dont nous sommes violemment arrachés. (Marques d’émotion et applaudissements.)
Nous vous suivrons de nos vœux et nous attendrons avec une confiance entière dans l’avenir, que la France régénérée reprenne le cours de sa grande destinée.
Vos frères d’Alsace et de Lorraine séparés en ce moment de la famille commune, conserveront à la France, absente de leurs foyers, une affection filiale jusqu’au jour ou elle viendra y reprendre sa place. (Nouveaux applaudissements.)

À Bordeaux, le 1er mars 1871.

Signé : L. Chauffour, E. Teutsch, Pr. André, Ostermann, Schneegans, E. Keller, Kablé, Melsheim, Bœll, Titot, Albrecht, Alfred Kœchlin, V. Rehm, A. S[c]heurer-Kestner , Alp. Saglio, Humbert, Küss, Rencker, Deschange, Boersch, A. Tachard, Th. Noblot, Dornès, Ed. Bamberger, Bardon, Léon Gambetta, Frédéric Hartmann, Jules Grosjean.

Notez que Gambetta était, très brièvement, du 8 février au 1er mars, député du Bas-Rhin, et que, comme tel, il a voté contre le traité de paix.

La séance s’est terminée à six heures et demie.

La liste des députés n’ayant pas pris part au vote inclut le nom d’Émile Küss. En effet, celui-ci avait été victime d’une crise cardiaque, comme Émile Keller en avait informé l’assistance. Il n’était donc pas présent.

Il est mort le jour même à minuit.

Il a été enterré à Bordeaux, aux frais de l’État, le 3 mars, au milieu d’une foule immense. Le convoi était escorté par le conseil municipal de Bordeaux, des détachements de tous les corps de la garde nationale, tous les députés de l’Alsace et de la Lorraine. Des discours furent prononcés, au seuil de la maison qu’habitait passagèrement le défunt, par M. Pelissier, pasteur protestant, à la gare de la Bastide par le maire de Bordeaux, et par MM. Le Blond et Gambetta.

Il y a eu des funérailles solennelles à Strasbourg quelques jours plus tard.

*

Quand on arrive à Strasbourg en train, c’est par la rue du maire Küss et le pont du maire Küss que l’on se rend au centre de la ville.

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Le portrait d’Émile Küss avec un fac-similé de sa signature vient de la Bibliothèque nationale universitaire de Strasbourg, via Gallica.

Pour la biographie d’Émile Küss, j’ai utilisé notamment le site de l’Assemblée nationale. Le reste vient du Journal officiel, daté du 4 mars 1871.

Cet article a été préparé en juillet 2020.