Le dépouillement du vote pour l’Assemblée est long et compliqué. Surtout à Paris. On l’a vu, il y a de nombreux candidats, de multiples listes et beaucoup de candidats sont sur plusieurs listes à la fois. Il faut bien ajouter toutes les voix de chacun des candidats dans tous les lieux où l’on vote… Il y a quarante-trois places, à Paris — en réalité dans le départements de la Seine –, et les quarante-trois premiers ne sont pas toujours les mêmes. Voyez ce que raconte Gustave Lefrançais:

C’est demain [il ne dit pas la date] que doit être officiellement proclamé le scrutin de Paris dont le dépouillement dure depuis une semaine au moins [ce qui nous place vers le 15 février].

Vermorel vient me féliciter. Le Figaro d’aujourd’hui publie la liste des élus, considérée par lui comme définitive, le dépouillement du XIIIe arrondissement seul n’étant pas relevé et cet arrondissement ne pouvant que renforcer les voix obtenues déjà par les révolutionnaires. J’arrive 41e sur 43. Me voilà député.

Ici j’interromps le citoyen Lefrançais pour signaler que je n’ai pas trouvé ce résultat, dans aucun numéro du Figaro. Par contre, le Journal officiel daté du 13 février donne, après dépouillement de treize arrondissements, comme numéros 41, 42, 43, Jules Favre, Gustave Lefrançais, Eugène Varlin. Mais c’est un détail. Je lui rends la parole.

Ça ne m’enthousiasme guère, car la situation n’aura rien d’enviable. Pourtant je me réjouis un peu à la pensée de me joindre à ceux de nos amis également élus pour dévoiler l’ignoble conduite du gouvernement du 4 septembre.

Mais à ma grande joie, à l’exception de Jules Favre malheureusement élu encore par 82,000 voix [dans la liste du Journal officiel, il n’avait que 40,633 voix… voir plus bas, Dommanget régler son compte à Jules Favre], tous les autres membres de la Défense ont échoué honteusement.

Le directeur — la prison dans laquelle ceci se passe est la Santé — veut le faire libérer.

Sur la liste du Figaro figurent, avec un nombre de voix tel que leur élection est bien plus certaine que la mienne, les noms de Delescluze, Millière, Cournet, Razoua, Malon, Félix Pyat et Gambon. La Côte-d’Or a envoyé Tridon, le bras droit et l’ami le plus intime de Blanqui.

La Révolution sera bien représentée à Bordeaux.

Mais le résultat officiel est proclamé

et l’affreux petit Thiers qui, d’après ce journal, n’avait que 61,000 voix, en a maintenant 103,000. Quel revirement.

Je ne suis plus député: je n’arrive plus que 47e sur la liste des élus.

Il ne reste plus au citoyen Lefrançais qu’à comparaître devant le conseil de guerre — ce sera le 23 février.

Sur ce dépouillement, l’historien Maurice Dommanget est caustique et explicite. C’est au résultat de Blanqui — qui n’est pas élu non plus — qu’il s’intéresse. Il remarque que le refus par Rochefort de l’inscrire sur la liste du Mot d’ordre fut un handicap pour Blanqui — comme dit Lefrançais, que Rochefort a biffé aussi:

Voilà ce que c’est aussi d’avoir fait de la peine à Rochefort le 31 octobre.

Dommanget rapporte que, plus tard (septembre 1871), devant le conseil de guerre, Rochefort déclara:

Si Blanqui n’a pas été élu député, c’est parce que je ne l’ai pas voulu.

Et donne les résultats — cum commento:

Sur 328,970 votants, Blanqui recueillit 53,839 voix alors que Louis Blanc, premier élu, groupait sur son nom 216,530 suffrages et que Farcy, le quarante-troisième, en recueillait 69,968. La bizarrerie du scrutin donnait parmi les élus 126,533 voix à Ranc, 102,366 à Martin Bernard, 95,851 à Langlois, 95,144 à Clemenceau, 75,784 à Ledru-Rollin et 73,124 voix à Millière. Jaclard recueillait plus de 59,000 suffrages et Michelet venait derrière Blanqui avec plus de 37,000 tandis que Dupont de Bussac en groupait plus de 34,000. Aucun blanquiste de stricte observance n’était élu, mais deux disciples passaient avant le maître: Tridon avec plus de 65,000 voix et Regnard avec plus de 60,000. Quant à Eudes, il dépassait 33,000 suffrages, soit 11,000 de plus qu’Émile Duval.

Je mentionnerais bien aussi Eugène Varlin, juste devant Blanqui, mais Dommanget écrit un livre sur Blanqui… Laissons-le continuer.

Tous ces chiffres sont d’ailleurs sujets à caution, car le dépouillement des votes se fit au milieu du plus grand désordre, créé, favorisé par le gouvernement qui pensait sans doute y trouver son compte, mais qui ne parvint à faire élire que Jules Favre. Le dépouillement dura plus de huit jours à la mairie centrale, donnant lieu à des supercheries incroyables, à des tripatouillages inouïs que Jules Favre couvrit de sa responsabilité. Indications significatives: le Journal officiel fit d’abord connaître les élus sans indiquer le nombre de suffrages obtenus par chacun d’eux. Puis, après divers pointages, il donna à trois reprises les chiffres dits définitifs conformes au tableau suivant:

14 février: J. Favre 67,405 voix / Blanqui 43,953 voix

15 février: Favre 81,126 / Blanqui 50,547

18 février: Favre 81,722 / Blanqui 52,389

Le chiffre de 68,200 voix devant être atteint pour l’élection, on voit que de la sorte, en vingt-quatre heures, Jules Favre, battu, passait député à une faible minorité, après quoi, trois jours plus tard, l’opération était consolidée.

Je trouve beaucoup plus spectaculaire l’irrésistible ascension de M. Thiers, qui avait, comme le signalait Gustave Lefrançais,

le 14 février 61,831 voix 

le 15 février 102,945 voix!!!

et le 18 février 103,226.

Devant un tel tripatouillage, une réponse — nous raconte toujours Dommanget:

Devant la mauvaise foi des scrutateurs, Rigault, « qui n’y allait pas par quatre chemins » suivant l’expression populaire, s’empara à Belleville, avec une cinquantaine de partisans, des salles de scrutin et fit appliquer le mot d’ordre cynique: « Chaque fois que le nom de Jules Favre serait appelé, le nom de Blanqui lui serait substitué ».

[…]

Malgré ses efforts, Rigault parvint peut-être à compenser les voix dont Blanqui se trouvait frustré ailleurs, mais non à le faire élire; quant à Jules Favre, il fut nommé quand même.

Et pour aujourd’hui, je laisse conclure Lissagaray.

La liste qui sortit le 8 février fut un arlequin de toutes les nuances républicaines et de toutes les fantaisies politiques. Louis Blanc, bonne femme pendant le siège et que tous les comités portaient, sauf la Corderie, ouvrit la marche avec 216,000 votes, suivi de Victor Hugo, Gambetta, Garibaldi. Delescluze, qu’il eût fallu rallier plus tôt, réunit 154,000 suffrages. Puis un lot de friperies jacobines, de radicaux, d’officiers, de maires, de journalistes, d’excentriques. Tel fut élu pour avoir inventé une canonnière; tel autre comme mystique. Un seul membre du Gouvernement s’y glissa. Jules Favre, que Millière venait de convaincre, pièces authentiques en mains, de faux, de bigamie, de suppression d’État [ce qui finit par lui coûter la vie — voir ici]. Millière, il est vrai, fut élu. Par une injustice cruelle, la sentinelle vigilante, qui pendant tout le siège avait toujours montré de la sagacité, Blanqui, ne trouva que 52,000 votes — à peu près les opposants du plébiscite — tandis que Félix Pyat en recevait 145,000 pour ses fifreries du Combat.

Ce scrutin confus, disparate, attestait au moins l’idée républicaine. Paris, jeté bas par l’Empire et les libéraux, se reprenait à la République qui lui rouvrirait l’avenir. Mais voilà qu’avant même d’avoir vu proclamer son vote, il entend sortir des urnes de province un cri sauvage de réaction.

*

L’image de couverture est une caricature de Pilotell, parue… dans La Caricature, de Pilotell, le 18 février 1871. Je l’ai trouvée au musée Carnavalet.

Livres utilisés

Lefrançais (Gustave)Souvenirs d’un révolutionnaire, La Fabrique éditions (2013).

Dommanget (Maurice), Blanqui, la guerre de 1870-71 et la Commune, Domat (1947).

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).

Cet article a été préparé en juin 2020.