Et maintenant que j’ai un peu de temps, je vais vous raconter ce qui s’est passé à l’Assemblée de Bordeaux le 13 février. Aujourd’hui — une fois n’est pas coutume, je vais utiliser un article du Figaro. Mais, comme toujours, je vais faire des commentaires. Donc, Le Figaro en vert. Et mes commentaires en noir. Pour me faire pardonner les trois jours de retard, sachez que Le Figaro est pire: l’article en question paraît dans le numéro du 17 février (à la suite d’un « retard inexplicable« ).

Le voici.

Bordeaux, 13 février, 4 h. du soir.

Au discours de M. Jules Favre, accueilli avec sympathie, mais sans enthousiasme. M. Benoist-d’Azy [le doyen d’âge, Benoist d’Azy, qui avait siégé dans l’opposition légitimiste dès… la monarchie de juillet et qui avait soixante-quatorze ans, présidait] répond par quelques phrases assez froides où l’on remarqua celle-ci ou à peu près:

Il est nécessaire de mettre un terme à nos maux.

Un secrétaire donne successivement lecture de toutes les démissions annoncées par M. Jules Favre [parmi lesquelles celle de Garibaldi], puis on procède au tirage au sort des bureaux.

Voici quelques noms marquants ou connus que j’ai notés au passage.

1er bureau, M. Thiers; 2e bureau, M. de Chaudordy; 3e bureau, MM. Picard, duc Decazes, colonel Denfert (le défenseur de Belfort); 6e bureau, le général Trochu; 8e bureau, MM. Gambetta et Jules Favre; 9e bureau, le général d’Aurelle de Paladines; 10e bureau, MM. Grévy et Dufaure; 13e bureau, MM. de Charette et d’Haussonville.
Dans le 11e bureau figurent, par un hasard singulier, M. de la Rochejaquelein, M, de la Roche-Aymon, M. de la Roche Thulon.
D’ailleurs, une grande quantité de noms aristocratiques défilent dans cette sorte d’appel des députés [ce n’est pas moi qui l’ai dit…].
Quand treize bureaux ont été constitués avec les trois cent vingt et un membres présents [souvenons-nous que le dépouillement n’est pas terminé à Paris], M. Benoist-d’Azy propose à la Chambre de se retirer dans ses bureaux pour commencer immédiatement ses travaux de vérification.

Ici commence un incident qui allait donner beaucoup de couleur à la séance: Garibaldi se lève pour parler.
La droite proteste et l’on entend murmurer:

Il a donné sa démission, il n’est plus député.

Garibaldi se rassied. D’ailleurs, M. Cocheris est à la tribune pour demander la nomination d’un questeur provisoire; sa proposition est rejetée, mais la Chambre, consultée, adopte à peu près unanimement le règlement de l’Assemblée législative de 1849, à titre provisoire bien entendu, et sous réserves de certaines mesures disciplinaires qu’il y aurait lieu de réformer.

Nous allons lever la séance,

dit le président. Garibaldi se lève de nouveau. Aussitôt, avec un empressement marqué, la droite sort de ses bancs et gagne la porte.

Écoutez Garibaldi! laissez parler Garibaldi!

crient la gauche et les tribunes. Tout à coup, du second rang d’une loge, sort une voix tonnante qui, apostrophant les députés, s’écrie :

Majorité rurale, honte de la France, étouffeurs de discussions, vous n’opprimerez point la voix des villes, vous écouterez Garibaldi.

La droite étonnée lève la tête ! des interpellations violentes répondent à cet énergumène qu’on nous a dit être M. Gaston Crémieux, avocat à Marseille [Il paiera cher cette intervention…], et dont la voix, en s’enrouant, répétait sans cesse:

Majorité rurale, majorité rurale, vous écouterez Garibaldi.

À mon sens, la majorité a fait preuve d’une intolérance inutile en refusant la parole à Garibaldi: ce qu’il eût dit n’eût pas eu grande portée et son silence forcé en a une.
Le fait est que la séance a fini au milieu d’un tumulte indescriptible: sur les escaliers, les députés répondaient à quelques criards qui les traitaient d’infâmes, et j’en ai vu un qui a failli échanger des horions avec un homme à képi de fantaisie.

Garibaldi a eu le bon goût de ne sortir qu’au bout d’un quart d’heure; il a été acclamé par la foule et aussi par la garde nationale, chargée de maintenir la circulation autour du théâtre. L’ordre, au surplus, n’a point été troublé.

Au dernier moment on annonce, pour ce soir, une manifestation devant l’Hôtel de Nantes qu’habite Garibaldi. A demain les détails.
[…]

Francis Magnard

Seul général à avoir gagné une bataille contre les Prussiens pendant cette guerre, voilà donc Garibaldi en butte à la haine de députés — qui sûrement avaient approuvé l’envoi des chassepots contre lui à Mentana en novembre 1867. Plutôt que de vous copier les protestations parues dans Le Rappel, laissez-moi revenir encore en arrière et vous donner l’opinion de Bismarck — juste un peu plus accommodant que nos « ruraux ».

Je reviens donc au journal d’Irisson d’Hérisson déjà utilisé pendant le siège. Ce monsieur à particule(s) a assisté aux négociations de l’armistice entre Jules Favre et Bismarck en janvier. Il s’est très bien entendu avec Bismarck, chez qui il a trouvé les « traits pétillants d’une bonne humeur à la fois rude et charmante », mais à qui il arrivait de se mettre en colère… (à nouveau, je cite en vert):

Lorsqu’il fut question de Garibaldi et de l’armée de Dijon, les yeux du chancelier brillèrent et prirent tout à coup l’expression d’une colère sauvage. On sentait qu’il comprimait avec peine des rancunes à la fois franches et violentes.

— J’entends, dit-il à Jules Favre, que nous le laissions, lui et son armée, en dehors des conditions d’armistice. Ce n’est pas un des vôtres. Vous pouvez bien me l’abandonner. Il a en face de lui un petit corps d’armée dont l’effectif est égal, ou à peu près, à celui de ses troupes. Qu’ils se débrouillent ensemble. Ne nous occupons pas d’eux.

Jules Favre répondit que cela était tout à fait impossible. Certes, on n’avait pas demandé l’aide de Garibaldi. Une première fois, il avait offert son concours et celui de ses deux fils au gouvernement de la Défense nationale, par une dépêche adressée à Rochefort, le 5 septembre au matin. On avait refusé ce concours. Mais les circonstances ayant fait du condottiere italien le général d’un corps d’armée français, ce serait une lâcheté à lui, représentant de la France, d’abandonner Garibaldi, de l’exclure d’un armistice qui devait profiter à tous, et, par contre-coup, son corps d’armée, composé à peu près uniquement de Français.

La province, du reste, en acceptant les offres de services de Garibaldi, que Paris avait cru devoir décliner, avait enveloppé cet étranger dans les plis du drapeau national, et il était impossible de l’abandonner.

Enfin une lâcheté évitée. Ouf! Garibaldi et son armée furent compris dans l’armistice.

Enveloppé dans le drapeaux français, plébiscité par plusieurs départements, dont celui de la Seine, Garibaldi ne souhaitait pas être député, mais il avait eu la gentillesse de venir à Bordeaux. Il souhaitait probablement dire un mot de remerciement, mais l’Assemblée, cette assemblée de ruraux — dans cette république de jésuites (voir notre article du 17 décembre) –, ne l’a pas laissé parler. Il a quitté Bordeaux dès le lendemain.

*

L’estampe qui représente la bataille de Dijon (et Garibaldi sur son cheval blanc) est anonyme mais vient du musée Carnavalet. Il va sans dire — mais peut-être faut-il le dire quand même — que c’est une « œuvre » d’imagination qui n’a aucun caractère documentaire!

Livre utilisé

D’Hérisson (Maurice d’Irisson), Journal d’un officier d’ordonnance: juillet 1870-février 1871, Ollendorff (1885).

Cet article a été préparé en août 2020.