Voici l’éditorial de Jules Vallès, dans Le Cri du Peuple daté du 23 février:
LES RÉPUBLICAINS
devant
LES CONSEILS DE GUERRE
Ils l’ont osé!
Le 31 octobre passera devant un tribunal de soldats! Les officiers d’une armée prisonnière jugeront ces hommes libres!
Ils arriveront là, Lefrançais, Tibaldi, Vermore!, Vésinier et d’autres peut-être qu’on reprendra; ils arriveront entre deux haies de fusils chargés, baïonnette au bout du canon, et qui s’abaisseront sur les poitrines, si quelqu’un voulait fuir ou se révolter.
Ils s’assoieront sur un banc, maigre comme un banc d’école, enterrés entre une table et un vieux poêle : on ne voit pas même leur tête, cette tête que visent les articles d’un code sanglant.
Il ne s’agit pas celle fois de leur tête, je le sais, et pas même de leur liberté, qui donc oserait, s’il a de l’honneur, les condamner!
Les condamner! — parce que, voyant le navire courir à l’écueil, ils ont sauté vers le capitaine et lui ont crié:
La patrie sombre ! Tirez le canon d’alarme!
Les condamner? Pourquoi pas les souffleter avec le chapeau à barbe de Trochu ou les éventrer avec l’épée de Bazaine!
Leur voix sonnera claire dans l’enceinte comme celle d’hommes qui racontent un devoir noblement accompli; et quand les débats seront clos, le président — un soldat honnête — au lieu de se couvrir pour lire le verdict devant la garde présentant les armes, ira les saluer chapeau bas — comme j’ai vu, dans les ports de mer, saluer des marins qu’on avait jugés pour avoir perdu leur navire, mais qui avaient prévu la tempête, deviné l’orage dans le ciel rouge, et fait un moment reculer l’Océan.
MM. Dorian et Schœlcher seront revenus — il le faut — pour déclarer qu’ils ont vis-à-vis de ces hommes, manqué à une parole, violé un serment, et pour demander, balbutiants et l’œil baissé, à ces prisonniers pâlis par la prison, s’ils veulent encore leur donner la main.
Je ne sais pas si les prisonniers pardonneront!
Ce n’est pas tout. Le sergent de service aura de l’ouvrage cette semaine, et le commissaire de la République n’a qu’à préparer des réquisitoires!
Ils vont juger encore un morceau de papier. Cela s’appelait l’Affiche rouge, collée sur les murs au moment où le pain manquait et où pleuvaient les bombes.
Ce n’était pas un appel à la rébellion, je le jure; c’était un cri échappé à des cœurs en fièvre, et moins un cri d’indignation qu’un cri de douleur.
On arrêta des signataires, — le peuple alla leur ouvrir, tambour en tète, les portes de Mazas. Et voilà que l’huissier du Cherche-Midi les convoque!
Ils se souviennent de ce chiffon, à l’Hôtel de Ville! Il a passé pourtant sous les ponts, depuis ce temps, la boue de la capitulation et le sang du 22 janvier!
Mais le 22 janvier est cité, lui ainsi.
Ils veulent en faire un jour criminel de l’histoire.
Et qui donc fut criminel?
Pauvre Sapia ! il avait un jonc de 13 sous à la main quand il tomba, il criait « en avant! » mais sans épée et sans fusil.
L’enfant de neuf ans qu’on releva mort n’avait pas tué, n’est-ce pas? Et le vieillard dont la cervelle sauta sur le candélabre avait, dans sa poche, non pas une bombe, mais un paroissien.
Décembre fusillait aussi, mais la caisse battait, l’officier menaçait ou avertissait les assistants qu’ils eussent à se retirer ou à prendre parti pour le combat. C’était aux assistants de choisir.
Le 22 janvier, combien d innocents morts! — Oh ! je ne veux pas savoir par la faute de qui !
Ceux qui n’avaient pu fuir assez vite s’étaient affaissés derrière les tas de sable ou allongés derrière les réverbéres, et restaient là, accroupis dans la boue jusqu’aux lèvres.
Quelquefois un des accroupis se détachait de la grappe saignante, et roulait sur le ventre vers un coin plus sûr; il s’arrêtait tout d’un coup dans sa route et ne roulait plus, mais on lui voyait au flanc une tache écarlate comme à la bonde d’un tonneau.
Parmi ceux qu’amèneront demain les gendarmes, il y en a qui étaient venus simplement relever les blessés ou jeter leur mouchoir sur le visage horrible des morts.
Il fallait faire comme ces derniers-là, croyez-moi, et jeter sur ces journées sombres le voile de l’oubli. L’histoire seule se serait souvenue, et aurait fait à chacun sa part dans les annales de la Patrie — le jour où il y aurait eu de nouveau une Patrie!
JULES VALLÈS
Et les voici, les Républicains emprisonnés, plus à Vincennes (voir notre article du 25 janvier) mais au Cherche-Midi (une prison militaire), cette fois c’est Gustave Lefrançais qui raconte (demain, mais il y est depuis hier…):
23 février 1871.
Nous sommes depuis deux jours au Cherche-Midi.
On nous a fourrés — c’est le mot — dans une chambre d’à peine quatre mètres de long sur au plus trois de large et dont deux sont accaparés par une sorte de lit de camp sur toute la longueur, ce qui nous laisse seulement un couloir d’un mètre de large pour nous promener à quatre!
C’est à peine si nous pouvons nous y tenir propres.
Nous avons par jour une demi-heure de promenade dans la cour, durant laquelle, bien entendu, les pauvres diables de soldats prisonniers ne se promènent pas.
Nous avons en vain réclamé qu’on nous donnât une cellule pour deux, on nous a répondu qu’il n’y avait pas d’ordres.
Malgré tout pourtant, nous ressentons une certaine joie de pouvoir enfin nous expliquer sur cette fameuse journée [du 31 octobre] qui nous a livrés à la discrétion de nos ennemis. Il est vrai que si les juges militaires exécutent la consigne qu’ils doivent avoir reçue, ils peuvent nous envoyer au bagne. Enfin, nous verrons.
Nous pourrions décliner la compétence de ce tribunal militaire, mais cela prolongerait indéfiniment notre prévention. Nous protesterons seulement pour le principe et aussi pour accentuer l’infamie de nos adversaires, mais nous accepterons quand même le débat immédiat. Tous nous avons hâte d’en finir.
La suite à demain 23 février!
*
La photographie de l’entrée de la prison militaire, 37 rue du Cherche-Midi, utilisée en couverture, est due à Eugène Atget, elle a bien sûr été prise bien après le passage de Gustave Lefrançais et de ses amis, mais peut-être au temps où Alfred Dreyfus y était prisonnier? En tout cas, elle est au musée Carnavalet.
Livre utilisé
Lefrançais (Gustave), Souvenirs d’un révolutionnaire, La Fabrique éditions (2013).
Cet article a été préparé en juillet 2020.