Le titre sous lequel les Républicains sont jugés par le « Quatrième conseil de guerre permanent de la première division militaire » est:

AFFAIRE DU 31 OCTOBRE. — ATTENTAT AYANT POUR BUT D’EXCITER A LA GUERRE CIVILE. — SÉQUESTRATION AVEC MENACES DE MORT.

Il y a vingt prévenus, accusés soit directement de ceci, soit de complicité. Ce sont Blanqui, Flourens, Millière, Ranvier, Jenard, Begère, Lefrançais, Jaclard, Maurice Joly, Vermorel, Razoua, Tibaldi, Eudes, Levraut, Goupil, Jules Vallès, Cyrille, Pillot, Vésinier, Bauër.

Seuls cinq d’entre eux sont présents, Lefrançais, Vermorel, Tibaldi, Pillot, Vésinier. Ils ont choisi des avocats, Eugène Protot pour Tibaldi, Jacques Dupont de Bussac pour Lefrançais et Vermorel.

Gustave Lefrançais explique son choix de cet avocat par les deux raisons suivantes. Candidat à une élection, celui-ci aurait répondu, à propos de la peine de mort:

La suppression de la peine de mort en matière criminelle ordinaire est à étudier, et pour mon compte je n’y répugnerais nullement. Mais quant à sa suppression en matière politique, non, mille fois non. Je veux pouvoir m’en servir contre les ennemis de la République.

Et Lefrançais ajoute:

Aussitôt que ma femme lui eut parlé de notre intention, le citoyen Dupont lui répondit: si c’est pour plaider et discuter les faits, non. Si c’est pour les légitimer, oui, ces citoyens peuvent compter sur moi.
C’est donc le citoyen Dupont (de Bussac) qui va accuser nos accusateurs.

Et l’audience commence comme ça: le citoyen Dupont se lève et demande que le Conseil de guerre se déclare incompétent, puisque, selon la convention d’armistice du 28 janvier dernier, la garnison de Paris est prisonnière de guerre, les officiers de l’armée de Paris ne peuvent donc plus faire partie d’un Conseil de guerre. Ce qui provoque une discussion, le commissaire de la République pensant que l’armée de Paris n’est pas prisonnière de guerre puisqu’elle conserve ses armes.

Il reste à remarquer que deux des prévenus, Razoua et Millière ont été élus députés, on sursoit donc…

Bref, on interroge les accusés. En commençant par Gustave Lefrançais. Je cite (en vert) le journal Le Droit daté du 24 février 1871:

Président: Lefrançais, levez-vous. Vous connaissez les faits qui vous sont imputés?
— Je connais bien les motifs de mon arrestation, mais pas les faits particuliers sur lesquels est échafaudée l’accusation.
— Cependant on a procédé à une instruction. Vous avez été interrogé, vous avez répondu ; on vous a donné connaissance de certains faits?
— Il est de principe pour moi de ne jamais répondre aux juges d’instruction. J’ai toujours protesté et je proteste encore contre les instructions secrètes. Ça été là mon attitude dans l’affaire actuelle, en sorte que je ne sais rien.
— Voici les chefs de prévention : vous êtes accusé : 1° d’attentat ayant pour but d’exciter à la guerre civile ; 2° de séquestration illégale avec menaces de mort; 3° de voies de fait envers les membres du gouvernement de la défense nationale ou de complicité dans ces trois chefs de délit.
— Je connaissais ces trois chefs de prévention; ils sont communs à moi et à mes coaccusés; mais les faits particuliers de coopération, je n’en sais absolument rien.
— Alors vous n’avez rien à répondre en thèse générale?
— J’attendrai que des témoins aient précisé des faits à ma charge.
— Voyons, cependant, le 31 octobre vous étiez à l’Hôtel de Ville?
— J’y suis entré à titre de délégué du club central en vertu de l’autorisation donnée par M. le colonel Chévriot. Je pénétrai à travers la foule, j’arrivai dans l’un des salons où je trouvai un grand tumulte. J’étais accompagné de plusieurs délégués du club central républicain. Nous nous présentions pour obtenir du gouvernement des explications sur la situation qui nous alarmait. Le colonel Chévriot nous opposa d’abord un refus formel. Sur notre insistance, il alla chercher des ordres; il revint et nous prévint que trois d’entre nous seulement pourraient monter. Il y avait du bruit et du tumulte. Je me trouvai séparé de mes codélégués. J’entrai seul. Les deux autres ne purent monter. Je dois faire observer que j’avais d’ailleurs un laissez-passer régulier, à l’aide duquel je pouvais entrer librement.
— Vous n’étiez pas accompagné d’hommes en armes?
— Non, personne absolument n’était armé.
— Quelle heure était-il environ ?
— Je ne puis préciser. Tout ce que je puis dire, c’est que la réunion des maires venait de finir.
— Que se passait-il lorsque vous êtes entré?
— Il y avait conseil de gouvernement. Le général Trochu expliquait l’affaire du Bourget; il exposait que la position du Bourget n’avait pas pour la défense une importance capitale.
— Et ensuite que s’est-il passé ?
— Je m’avançai et dit qu’il s’agissait de choses plus graves, que la situation était très-tendue, et nous demandâmes que le gouvernement prît des mesures, soit par lui même, soit en résignant ses pouvoirs à une délégation qui prît en main la direction des affaires. Je parlai du citoyen Dorian. Je ne rencontrai pas dans ceux auxquels je m’adressais de résistance très-accentuée, mais au dehors les événements suivirent leurs cours. Le tumulte devint de plus en plus grand…
— À quel moment la discussion est-elle devenue tumultueuse?
— Je ne saurais le dire. La déchéance avait été demandée, on la croyait résolue. Je proclamai les noms de sept ou huit citoyens les plus acclamés dans la foule, qui seraient chargés de préparer les élections de la municipalité.
— Y avait-il entente préalable pour la nomination de ces personnes?
— Non. Il y a cela de particulier dans tout ce qui s’est passé, que tout cela s’est trouvé amené par la force des choses, sans que jamais il y ait eu d’entente.
— Vous rappelez-vous les noms qui avaient été mis en avant et que vous avez proposés?
— Autant que je puis me rappeler, c’étaient ceux de MM. Dorian, Schœlcher, Félix Pyat, Blanqui, Gambon, Delescluze. Plus tard, d’autres listes circulèrent. Je ne les ai pas connues. Je montai sur une table pour proposer cette liste à l’assemblée.
— Cette table n’était-elle pas précisément celle du gouvernement?
— Non, ou tout au moins je n’en sais rien.
— Y avait-il beaucoup de personnes dans la salle à ce moment?
— Trois ou quatre mille environ.
— Avant de vous être transporté à l’Hôtel de Ville, n’avez-vous pas été à la mairie du vingtième arrondissement?
— Non. Je n’y ai pas été depuis fort longtemps, même avant le 31 octobre.
— N’a-t-il pas été question d’une affiche où votre nom a été apposé?
— Je n’ai pas connaissance de ce fait. Je n’étais que membre honoraire du comité du vingtième arrondissement. Ma participation aux travaux de ce comité était tout à fait accidentelle et secondaire.
— Vous vous êtes donc borné à cette proclamation des huit noms?
— Oui.
— Cette commission devait se substituer au gouvernement?
— Non, pas précisément, mais la conséquence implicite était la même. C’était la délégation chargée de préparer les élections de la municipalité.
— N’avez-vous pas eu un colloque particulier avec les membres du gouvernement?
— J’ai eu une altercation particulière avec Jules Ferry, mais pour un fait à nous particulier. Dans une réunion publique, il y a plus d’un an, je lui avais été très-particulièrement désagréable; il en résulta entre nous une altercation assez vive, mais qui n’avait nullement trait aux événements.
— C’est bien dans le salon ronge où vous auriez pénétré?
— Vous comprenez qu’il m’a été bien difficile de retenir la couleur des tentures.
— Avez-vous vu Étienne Arago parler d’élections municipales prochaines?
— Oui. Je lui dis que sa proposition n’était pas suffisante. J’insistai pour que le gouvernement rendît un décret, ou la résignation des fonctions du gouvernement entre les mains de la commission provisoire dont j’ai parlé plus haut.
— On prétend que vous auriez dit: « Il est trop tard ! La volonté du peuple s’est manifestée. Il n’y a plus maintenant qu’une seule voie: la résiliation des pouvoirs du gouvernement ».
— Non. Je n’ai pas l’habitude de parler au nom du peuple, à moins d’en avoir reçu le mandat, ce qui, du reste, ne m’est jamais arrivé. J’ai pu exprimer une opinion personnelle, mais voilà tout.

Jusque là seul le président (PR) posait les questions. Le commissaire de la République (CR) intervient maintenant.

CR: L’accusé sait-il qu’à sept heures les membres du gouvernement fussent prisonniers?
— J’ai su cela, mais après ma sortie seulement. Je présentai à M. Trochu une formule de résignation de pouvoirs et en même temps je proposai à M. Dorian de prendre la direction provisoire des affaires. M. Dorian hésita, il dit: « Vous me traiterez peut-être d’usurpateur dans huit jours ». M. Trochu dit qu’il ne demandait pas mieux que de résigner ses pouvoirs. Nous paraissions près de nous entendre. L’arrivée de Flourens changea la situation, à partir de ce moment la physionomie des événements changea, cela ne me plut pas et je me retirai.
CR: À six heures et demie le gouvernement était prisonnier. Vous étiez encore à l’Hôtel de Ville, et les témoins diront que vous avez dit à ce moment: « II faut les fusiller ».
— Je nie absolument ces propos.

M. Dupont: Il y a deux périodes à distinguer. Avant l’arrivée de Flourens, ç’a été l’ordre et le calme, nous acceptons la responsabilité de toute cette période. Mais, à partir de ce moment, c’est autre chose.

PR, à l’accusé Vermorel: Expliquez-vous sur les faits spéciaux qui vous sont reprochés?
— En réalité je suis resté étranger à tout ce qui s’est passé; à deux heures les délégations entraient dans l’Hôtel de Ville; j’étais à l’exercice de l’artillerie au parc Notre-Dame, j’y suis resté jusqu’à quatre heures. Nous étions d’ailleurs consignés, lorsque à trois heures et demie un de nos artilleurs est venu nous prévenir que le gouvernement avait résigné ses pouvoirs, que la commune était proclamée. À quatre heures, convaincu que nous étions en présence de faits accomplis, je quittai le parc Notre-Dame; j’arrivai à l’Hôtel de Ville, j’y suis resté une demi heure environ. J’ai cru comprendre, à travers les divergences des bruits qui circulaient qu’on nous avait dit vrai. Je sortis et rencontrai un ami qui m’engagea à retourner avec lui pour nous assurer d’une façon positive de ce qui s’était passé. Nous remontâmes dans l’Hôtel de Ville. Nous y trouvâmes M. Schœlcher, qui nous annonça la nomination de la Commune comme devant avoir lieu pour le lendemain. Je me mis à la disposition de M. Schœlcher. M. Maurice Joly vint me trouver et m’engagea à aller voir M. Dorian. Je le vis monter sur une table; on lui faisait des propositions. Il hésitait à accepter. On me fit monter à mon tour. Alors seulement je pus m’apercevoir, tant la foule était compacte, que tout autour était le gouvernement. Monté sur la table, il m’était impossible de descendre. À ce moment arriva M. Lefrançais. Voyant le tumulte augmenter, il me vint à l’idée de proposer au gouvernement de s’adjoindre trois membres; ma proposition ne fut pas acceptée. Au bout de quelque temps je redescendis et je me retirai. Là se borne ma participation aux événements du 31 octobre.
— Vous rappelez-vous l’heure à laquelle vous vous êtes retiré?
— Je ne pourrais préciser l’heure exacte, mais je me rappelle parfaitement que c’est à l’arrivée de Flourens.
— Avez-vous entendu le colloque entre Lefrançais et M. Dorian?
— Oui, mais je ne saurais rien préciser sur ce qui s’est dit.

Lefrançais: Permettez -moi de répondre sur ce point spécial. M. Dorian n’acceptait ni ne refusait. Je crois qu’il se méprenait sur la nature des pouvoirs que l’on proposait de lui conférer. Il ne s’agissait que de préparer les élections de la municipalité.

PR, à M. Vermorel. Et depuis l’arrivée de Flourens, votre curiosité ne vous a pas fait rester?
— Non; à ce moment je n’avais plus d’illusions; je voyais le tumulte augmenter. Cela devint, je demande pardon de l’expression, un véritable gâchis, et quand je vis qu’il fallait perdre l’espoir d’arriver à un résultat, je me retirai.

La suite à demain!

*

Le portrait de Gustave Lefrançais par Paul Klenck utilisé en couverture est au musée Carnavalet.

Livre cité

Lefrançais (Gustave), Souvenirs d’un révolutionnaire, La Fabrique éditions (2013).

Cet article a été préparé en juillet 2020.