Les débats continuent au Conseil de Guerre. De l’interrogatoire de Tibaldi, je retiens (je cite, comme hier, en vert, le journal Le Droit (daté du 25 février)):

Je me débattis, on m’entraîna ; je rencontrai dans un couloir Blanqui. Il était indisposé. M. Ferry, qui nous conduisait, me proposa de me conduire à l’hôtel du gouverneur. Je lui dis que j’étais prêt à l’y accompagner, mais qu’on n’avait pas besoin de me violenter, de me déplumer, comme on le faisait. En effet, on me tirait par les cheveux et par la barbe. À ce moment, on entendit tirer un coup de revolver au dehors. Blanqui, de plus en plus souffrant, est tombé à la renverse; je lui ai porté secours. On lui a apporté un verre d’eau, et, sur ces entrefaites, je suis sorti.

Je passe celui de Vésinier. Suit l’audition des témoins. M. Béquet, ancien chef de cabinet du gouvernement de la défense nationale, je passe ce qu’il raconte, j’arrive à nos bien-aimés tirailleurs de Belleville (voir nos articles des 25 septembre, 30 novembre, 7 et 9 décembre, ainsi que notre article à venir du 1er juin).

Président: À quel corps appartenaient les factionnaires qui vous arrêtaient dès le début quand vous voulûtes sortir de l’Hôtel de Ville?

— Je crois être sûr que c’étaient des tirailleurs de Belleville de Flourens, que j’ai parfaitement reconnu[s] aux chassepots qu’ils avaient. Ils étaient les seuls armés ainsi. Il y avait aussi des Italiens avec eux commandés par le capitaine Tibaldi.

Ce dernier affirme que ses hommes à lui n’étaient pas armés, et que beaucoup d’Italiens et autres étrangers se trouvaient parmi les gardes nationaux ordinaires.

Une discussion s’engage ensuite entre l’accusation et la défense. Le témoin Béquet déclarant avoir reconnu que les factionnaires étaient des Tibaldiens ou des tirailleurs de Belleville, parce qu’ils avaient des chassepots. La défense prétend que plusieurs corps étaient armés ainsi; il n’est pas possible de pouvoir [sic] affirmer que l’Hôtel de VilIe eût été justement envahi par les gardes de Belleville.

Le témoin suivant s’appelle Paul Jozon et est propriétaire (et adjoint au maire du sixième).

— J’étais à l’Hôtel de Ville en curieux; il était environ une heure de l’après-midi; on commençait à entrer dans les bâtiments.
— Jusqu’où êtes-vous allé?
— Jusqu’à la salle des États.
— Qu’y avait-il?
— Ferry, Jules Favre et Trochu, qui donnaient des explications à Maurice Joly.
— Maurice Joly était-il seul?
— Lefrançais a rejoint quelque temps après Maurice Joly. On parlait de l’affaire du Bourget, de Metz. Joly voulait une solution. La foule a pénétré ensuite et le tumulte a commencé.
— Vers quelle heure est venu Lefrançais?
— Vers deux heures.
— Quelle était sa tenue?
— Celle d’un homme exaspéré, il n’était pas le seul, car j’ai vu un individu qui a donné par derrière plusieurs coups de poing à Jules Ferry.
— Injuriait-on les membres du gouvernement?
— Oui, mais surtout Jules Ferry.
— Jusqu’à quand êtes-vous resté à l’Hôtel de Ville?
— Jusqu’à la fin, et après le départ de Trochu. J’ai même, à un moment, aidé à retenir une porte qu’on voulait enfoncer. Il y avait des orateurs sur une table qui s’est écroulée sous le poids.
— À quelle heure Flourens est-il venu?
— Vers six ou sept heures. Il a monté à son tour sur la table et a causé en gesticulant beaucoup; il avait même ordonné à ces moutards de laisser sortir les membres du gouvernement, mais ils n’ont pas voulu lui obéir.
— Pourquoi appelez-vous moutards les tirailleurs de M. Flourens?
— Parce que tous étaient très-jeunes; ils ne me paraissaient pas être des hommes.
— Combien étaient-ils?
— Environ une centaine. Il y avait tant de monde que j’ai dû aider M. Garnier-Pagès à sortir pour boire un verre d’eau ; il se trouvait mal.

Lefrançais: J’affirme ne pas avoir injurié les membres du gouvernement. Seulement, M. Jules Ferry vint à moi, et, d’un air arrogant, me dit :

Oh! je vous connais vous !
— En effet, lui dis-je, il y a plus d’un an que j’ai démontré et poursuivi votre incapacité.

M. Ferry se rapprocha encore de moi, et peut-être à ce moment a-t-on cru qu’il allait y avoir une collision entre nous. Ce fait peut bien avoir donné lieu à cette histoire de coups donnés à M. Ferry qui, d’ailleurs, était furieux et paraissait vouloir lui-même m’attaquer.

J’arrête ici cette citation. D’autres témoins interviennent, dont Ulysse Parent et André Murat. Et les plaidoiries des avocats ne sont pas recopiées dans Le Droit.

Le Conseil, après délibération, rend un jugement aux termes duquel il acquitte tous les accusés autres que Lefrançais à l’unanimité, et ce dernier à la minorité de faveur de trois voix contre quatre, et en conséquence ordonne leur mise en liberté immédiate.

Et je laisse la parole à Gustave Lefrançais:

24 février 1871.

Acquittés! Acquittés après deux jours d’audience. Et cela après une complète glorification de la journée du 31 octobre faite par Dupont!
Et pourtant le gouvernement avait cru prendre toutes ses précautions pour obtenir que nous fussions condamnés.
À l’exception d’un seul officier — chef de bataillon — tous les autres membres avaient été choisis parmi les bonapartistes avérés, et le capitaine-rapporteur ne s’est point fait faute de rappeler au conseil que nous avions été les adversaires « les plus acharnés de l’Empire » (sic).
Le président, notamment, le colonel Lespiau du 42e, était autrefois très assidu aux Tuileries.
Mais il se trouve que ce colonel a pris la défense de Paris au sérieux et que la conduite de la Défense l’a outré. Sans tenir compte de son caractère révolutionnaire, il n’a vu dans le mouvement du 31 octobre qu’un effort suprême pour obliger les gens du 4 septembre à prendre d’énergiques mesures pour sauver Paris et par là peut-être la France entière.
Il semblait boire les paroles de Dupont (de Bussac), exprimant ses regrets que notre tentative n’ait pas réussi. 

C’est seulement le lendemain, 25 février, à une heure de l’après-midi, que les prisonniers ont été libérés.

À dix heures, j’ai envoyé un mot à ma femme par un commissionnaire, en la priant, si je ne suis pas arrivé à deux heures, d’aller faire insérer une note dans tous les journaux pour demander compte au gouvernement de cette détention arbitraire.
À onze heures et demie, le directeur met une salle à notre disposition et, sur notre demande, fait apporter du dehors de quoi manger. Au milieu du repas arrive un officier d’état-major nous annonçant que nous sommes libres.
Il s’excuse de ce retard inusité. Nos dossiers, dès la nouvelle de notre acquittement connue à la préfecture de police, ont été réclamés par ceux des ministres qui se trouvent à Paris, et ils ont délibéré toute la nuit, paraît-il, pour savoir si, malgré le verdict négatif du conseil, on ne nous garderait pas sous clef.
— C’est la première fois que telle chose se produit, nous dit en nous quittant l’officier d’état-major.

Et ces gens ont, durant vingt ans, clabaudé contre les illégalités de l’Empire!
Nous achevons notre déjeuner à la hâte et quelques minutes après nous sortons du Cherche-Midi.

Eux sont acquittés et libres, mais d’autres seront condamnés à mort, voir notre article du 10 mars.

*

L’hiver de 1871 à Paris, nous sommes en février, c’est une image que j’ai copiée dans le livre de Dayot.

Livre utilisé

Lefrançais (Gustave)Souvenirs d’un révolutionnaire, La Fabrique éditions (2013).

Dayot (Armand), L’Invasion, Le siège, la Commune. 1870-1871. D’après des peintures, gravures, photographies, sculptures, médailles autographes, objets du temps, Flammarion (s.d.).

Cet article a été préparé en juillet 2020.