La passion politique

Elle fortifie ceux qu’elle empoigne, elle honore ceux qu’elle menace.
Les honnêtes gens seuls ont cette fièvre, qui les précipite dans le danger, quelquefois dans le ridicule. Ils ne prennent pas le temps de trier sur leur volet leurs phrases d’attaque, leurs voisins de combat : ils vont de l’avant, toujours, et par secousses, au risque de blesser leurs voisins mêmes, et, pour arriver plus vite à l’ennemi, il peut se faire que, dans la brutalité de l’assaut, on soufflette des gens qu’on pourrait épargner, qu’on renverse des camarades qu’on aime, et qu’on bouscule des hommes de cœur.

— C’est tapé! C’est de qui?
— Jules Vallès, dans Le Cri d’aujourd’hui.
— Tu me le passes?

Cela nous est arrivé, paraît-il.

On a vu que des soldats croyaient avoir été méprisés par nous, parce que nous avions montré ce que les chefs avaient fait d’eux, parce que nous nous étions indignés de les voir désarmés, parce qu’on avait condamné à la paresse des hommes taillés en héros, parce qu’on avait exilé dans la vie des cantines ceux qui étaient avides de se mesurer sur les champs de bataille; et tandis que nous leur tendions la main pour les consoler, ils nous auraient refusé la leur !
Je ne sais pas encore si c’est fini ; il faut que cela s’éclaircisse pourtant. Nous n’avons pas de temps à perdre en des querelles inutiles, sous les fourches caudines de la défaite.
Nous plaignons les soldats, nous méprisons Trochu. Si quelqu’un a des explications à nous demander, c’est Trochu. Nous n’en voulons qu’à lui, pas à d’autres.
Restons-en là !

Et pour la Corse?

Ne voilà-t-il pas qu’il y en a qui se fâchent parce que le Cri du Peuple a dit que les Corses abondaient dans la police de l’empereur, et qu’Ajaccio envoyait à Paris plus de gens qui allaient frapper chez M. Hyrvoix, directeur de la sûreté, que d’hommes qui allaient demander de l’ouvrage dans les ateliers [voir l’article « Cédons la Corse à la Prusse », d’Henri Bellenger, dans Le Cri du Peuple daté du 23 février].
Que les hommes de cœur comprennent donc, et qu’ils ne se croient point atteints par des mots qui ne s’adressent qu’à ceux qui n’ont pas d’honneur.

Savez-vous où l’on en arrive sur ce chemin? — On arrive à la farce ou au guet-apens.

Si l’on place la susceptibilité au-dessus de la tristesse, en ces heures tristes, c’est un duel avec M. Trochu, que je dois avoir, — chose ridicule, et qui mettrait les hommes politiques à la merci d’une gageure !
Ou bien ce n’est pas ridicule, et alors c’est infâme.
La rancune de quelques grands coupables cachés pousse en avant des condottieri, dont c’est le métier de fermer la bouche aux gens avec la pointe d’un fleuret ou le plomb d’une balle, et qui se succéderont jusqu’à ce que la besogne soit faite. Ils n’ont pas d’opinion connue : ils ont une botte secrète. Eh quoi! de braves gens seraient, sans le vouloir, complices de cela ! — Il ne le faut pas, pour l’honneur de tous, pour l’honneur des soldats que Trochu a trahis, des Corses que n’a pas soudoyés Bonaparte; il le faut aussi pour l’honneur de l’idée que le journal défend.

Le maréchal Sébastiani disait orgueilleusement à un adversaire politique qui venait lui demander réparation:
— Je me bats avec mes pairs à coups de canon.
J’ai entendu le général Mieroslawski répondre :
— Je me bats avec mes égaux sur le champ de bataille.
Un socialiste répond :
— Moi, je me bats à coups d’idées.

Nous avons bien autre chose à faire vraiment! et un bien autre courage à avoir; courage muet, courage sombre !
Que de plaies à panser ! que de coups de fourche à donner dans ce fumier sur lequel le coq de Jules Favre a chanté trois fois! Nous penserions à nous chamailler sur ce tas de ruines, et nous nous enverrions des témoins sur un radeau?……
— Oh ! non ! si nous avons un peu l’amour de la patrie, si nous sommes, non des sbires, mais des républicains.

Ceci est dit à propos de nous. Nous aurions préféré que ce fût à propos d’un autre, mais nous prenons l’occasion où nous la trouvons.
Il faut que la presse désormais change de rôle, et que le journalisme révolutionnaire donne l’exemple; plus de ces hisloires qui font mousser un homme, et avec lesquelles, jadis, on amusait Paris. Il ne s’agit pas de l’amuser, mais de le sauver.

Aussi le Cri du peuple repousse-t-il tout ce qui peut ressembler à une réclame ou un scandale, et si, hier, l’on eût rencontré Vermersch, on l’aurait prié d’effacer ce qu’il avait écrit d’un journaliste dans les Feuillets rouges [voir cet article dans Le Cri d’hier, le journaliste est Adolphe Guéroult, de L’Opinion nationale].
Il n’est pas venu des témoins boutonnés nous demander cette déclaration — peut être dans ce cas on ne l’eût point faite, — mais nous sommes d’honnêtes gens. Quand nous croyons ne pas avoir blessé, nous le déclarons; quand nous croyons avoir eu tort, nous le disons. Nous avons eu tort hier, et si j’avais lu la page de Vermesch, on y eût donné des coups de canif.
Voilà ce que nous pensons et comme on agit dans notre maison.

Ce n’est point à dire qu’on pourrait abuser d’une conviction pour tracasser un convaincu, et qu’on n’abandonnerait pas un moment sa place sur le front de bandière pour se défendre dans un coin avec une épée! Mais j’ai toujours vu les plus braves regretter d’avoir engagé leur personne dans les débats publics et souffrir d’avoir accepté des querelles, même quand elles s’étaient terminées à leur profit, restées à leur honneur!

Donc, pardonnons-nous donc certains gestes de lutte, et quelques hasards de combat! Quand nous entendons passer un cri de passion, alors que ce cri-là déchirerait nos oreilles et irriterait notre conviction, disons-nous que c’est un autre convaincu qui parle, et en ces jours de trouble et de misère, soyons larges, ayons plus d’indulgence que de colère et plus de douleur que d’orgueil.

JULES VALLÈS

*

L’article est donc paru dans le numéro d’aujourd’hui, daté de demain, du Cri du Peuple

Si les notes en bleu me sont dues, l’interruption laudative en vert est, elle, due à des manifestants, sur la place de la Bastille (voir notre article de demain), et rapportée par Florent Rastel, dans Le Canon Fraternité

Pendant ce temps, les préliminaires de paix sont signés, ils contiennent le fait que l’armée allemande (pas plus de 30,000 hommes) entrera dans Paris et occupera l’espace compris entre la Seine et la rue du Faubourg-Saint-Honoré, de la place de la Concorde aux Ternes. Elle évacuera la ville aussitôt après la ratification des préliminaires de paix par l’Assemblée nationale.

Un bon moment pour vous montrer ce que Daumier en pensait, de cette Assemblée. J’ai copié l’image dans le livre de Dayot.

Livres utilisés

Chabrol (Jean-Pierre)Le Canon fraternité, Paris, Gallimard (1970).

Dayot (Armand), L’Invasion, Le siège, la Commune. 1870-1871. D’après des peintures, gravures, photographies, sculptures, médailles autographes, objets du temps, Flammarion (s.d.).

Cet article a été préparé en juillet 2020.