Plutôt que des articles « politiques » sur cette journée du 1er mars 1871, les souvenirs, quarante-deux ans après, de Maxime Vuillaume, dans un article paru dans Le Matin, le 1er mars (justement…) 1913.

L’entrée des Prussiens

1er mars 1871. Inoubliable journée de deuil. Trente mille hommes de l’armée allemande — ainsi le veut la convention signée par Thiers, Jules Favre et Bismarck — occupent les quartiers compris entre la Seine jusqu’à la Concorde, l’avenue des Ternes et le Faubourg-Saint-Honoré. Ils sont entrés. Paris semble une ville déserte. Pas un journal n’a paru. Quand, le 3 mars au matin, le vainqueur repasse les murs, il a campé pendant deux jours dans les Champs-Élysées. Ces deux jours de poignantes et patriotiques angoisses, Paris — il faut que tous en fassent le serment — ne les reverra jamais!

Mercredi 1er mars 1871. Toute la nuit du mardi au mercredi, celle qui précéda l’entrée du vainqueur, nous l’avons passée à courir la ville, déserte et silencieuse. Paris est en deuil. Les drapeaux noirs pendent à toutes les fenêtres. Magasins, boutiques, cafés, tout est fermé. De loin en loin, un bec de gaz met sa lueur indécise sur ce lugubre tableau. Le boulevard est sinistre. Pas un fiacre. Seuls les omnibus roulent, à vide. Au coin de la rue Drouot, un fort groupe s’agite, où l’on parle à voix basse. De temps à autre, un cri:

— À quelle heure entrent-ils?… Par quelle porte?… Courons-y… Guillaume et Bismarck vont coucher à l’Élysée.

Sur la chaussée, des patrouilles de chasseurs à cheval et de gendarmes circulent à petits pas, la carabine en bandoulière. Ils se dirigent vers la Madeleine et la rue Royale où, dit-on, l’accès de la Concorde est barré par une rangée de prolonges d’artillerie.

Mercredi. Deux heures. Nous sommes là enfermés derrière les volets mi-clos de notre brasserie de la rue Saint-Séverin. Jourde, le futur ministre des finances de la Commune, Vermersch, avec qui je cause du premier numéro du Père Duchesne, qui va paraître. D’autres. Lullier fulmine contre les fautes de la Défense: « Ah! Si on m’avait cru! ». Roullier rugit, le poing tendu vers le rempart « Salaud de Bismarck! » Par l’huis entr’ouvert entre, sec et blanc, le vieux Charles Beslay qui, dans trois semaines, présidera la Commune à l’Hôtel de Ville. Beslay a soixante-quinze ans bien sonnés, ce qui ne l’a pas empêché de s’engager dès le début de la guerre, et de partir pour rejoindre son corps, près de Metz. Le vieux patriote, dont le cœur saigne en ces jours d’infinie tristesse, vient de planter le drapeau noir au portail de sa maison de la rue du Cherche-Midi.

*

L’un après l’autre, jusqu’au soir, les camarades nous rejoignent. Le grand Pilotell a passé l’après-midi aux Champs-Elysées.

— Je ne pouvais plus y tenir, nous raconte-t-il. Il fallait que je voie ça. J’ai fait sauter la bande rouge de ma culotte d’artilleur, j’ai coiffé mon chapeau mou d’avant le siège, et je suis parti. Place de la Concorde, il y avait déjà des cavaliers prussiens qui tournaient autour des fontaines. L’un d’eux faisait boire son cheval dans la vasque. J’ai senti un frisson me glacer l’échine. Je remontai l’avenue, où d’autres cavaliers couraient au galop. Ce que je voulais voir, c’était l’entrée de l’armée, le passage à l’Arc de Triomphe. Je me suis arrêté là. Il n’était pas loin de quatre heures quand les grand’gardes sont apparues. La tête des régiments se dessinait, au fond de l’avenue de la Grande-Armée. Moi, je regardais l’Arc, avec les échafaudages de planches qui masquaient les groupes de Rude et de Cortot. Tout honteux, tremblant comme un malfaiteur qui craint d’être surpris, je m’étais caché derrière un arbre… Ah! ce qu’il en défila, de chaque côté de l’Arc! Ils ne passèrent pas dessous… Des dragons bleus. Des hussards noirs de la Mort. Des cuirassiers blancs — des colosses qu’on eût cru détachés de la colonne Trajane. Des Bavarois, avec le casque de cuir bouilli surmonté d’une chenille… Des uhlans et des uhlans, le shako plat et la lance en arrêt… Et des musiques! Des cuivres énormes que les musiciens portaient comme en sautoir, passés par-dessus l’épaule. Les fifres grinçaient. Les soldats avaient tous la bouche grande ouverte. Ils hurlaient des chansons dont je ne saisissais pas les paroles… Les baguettes frappaient les petits tambours plats. En tête, j’avais vu défiler tout un état-major doré, aux casques étincelants. Une nuée de gamins marchaient sur les côtés, criant « À bas Bismarck! » Quand j’eus assez de ce spectacle, je descendis à grands pas vers le palais de l’Industrie, où je vis s’engouffrer des milliers et des milliers de casques à pointe, de casques à chenille, de bérets d’artilleurs. Des canons et encore des canons, au maigre col d’acier peint en grisâtre… Je courus jusqu’à la Concorde où je traversai, comme un fou, les coudes en avant, la double ligne de caissons et de prolonges qui fermaient la rue Royale. J’avais hâte de me retrouver parmi les nôtres, et quand je revis le drapeau tricolore, voilé de crêpe, des gardes nationaux qui gardaient l’entrée de la rue, il me sembla qu’un poids de cent kilos, me tombait des épaules. J’étais en France…

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Jeudi 2 mars. Moi aussi, j’irai. Mon ami Bellenger, rédacteur au Vengeur de Félix Pyat — il mourut à Galatz [Galati, aujourd’hui en Moldavie roumaine, Henri Bellenger est mort en 1892], l’un des secrétaires de la commission du Danube — et moi, nous filons par les quais. Il est environ deux heures. Devant la colonnade du Louvre, une foule énorme, qui crie, lance des pierres. Des officiers allemands visitent, comme les y autorise la convention militaire d’occupation, le musée. L’un d’eux s’est montré à une fenêtre. Les guichets qui donnent accès au Carrousel sont tendus de noir. À l’angle de la terrasse des Tuileries et du quai, une barricade. Une sentinelle française, l’arme au bras. Nous sommes, comme c’est l’ordre, en costume civil. J’ai gardé mon ceinturon, dont la plaque de cuivre doré est visible. La sentinelle me hèle. « Il faut ôter ça ». Je dégrafe le ceinturon que je jette sur les pavés. Nous passons.

La place de la Concorde nous apparaît. Sur le ciel blanc, les statues des villes de France se détachent. Elles semblent énormes, dominant tout. Elles sont toutes recouvertes d’un voile noir… Ah! ces statues en deuil, poignante et inoubliable vision!… Strasbourg est fleurie des couronnes et des étendards qui y ont été déposés après sa chute glorieuse. La place est grouillante de soldats. Des rangées noires d’artilleurs au béret plat. Des groupes de cavaliers de toutes armes. De jeunes officiers fringants, aux fines moustaches, qui cravachent leurs montures et caracolent. A l’entrée de la rue de Rivoli, un officier supérieur, à cheval, casqué, avec une nombreuse escorte. Il s’est avancé si près de la ligne de fermeture que la tête de son cheval touche presque la foule, qui le hue. Des centaines de poings se tendent vers lui. Nous saurons plus tard que cet officier, c’est le général de Blumenthal.

Sous les arbres, près des chevaux de Marly, des canons. Ce sont ces canons qui décimaient nos soldats, pendant que leurs artilleurs faisaient la soupe en toute tranquillité, nos pièces n’ayant qu’une portée insuffisante. Cela se racontait pendant le siège. Des soldats, en groupes, dont on ne voit, au-dessus de l’uniforme, que l’épaisse barbe rousse et deux yeux de faïence. En voici un, assis sur un banc, la blague à tabac accrochée à un bouton du plastron, fumant sa longue pipe de porcelaine. Un gamin s’approche, donne une chiquenaude sur la blague. Le soldat rit.
— Tu fumes ta pipe, eh, Prussien! dit le gamin.
Le soldat rit toujours.
— Tu ne comprends pas le français, eh, Prussien!
Le soldat reste muet. Sûrement, il ne comprend rien.
— Cochon de Prussien! crie le gamin.
Le colosse se lève.
— Veux-tu bien me fiche le camp, gavroche!
Le gamin s’esquive, le Prussien éclate de rire et reprend tranquillement sa pipe qu’il a retirée un instant de ses lèvres.

Palais de l’Industrie. La porte monumentale est encombrée de casques reluisants. La musique d’un régiment bavarois — les musiciens ont le casque à chenille — rassemblée en cercle, joue un air de valse. Tout autour, les soldats tournent, deux à deux, comme à une kermesse, la blague à tabac se balançant sur la tunique, l’éternelle pipe de porcelaine aux dents…

Sur l’avenue. Des hourras. Des casques et des bérets qui se lèvent. Un détachement de cuirassiers blancs, le long manteau recouvrant la croupe de leurs montures, le casque découvrant la nuque, descend vers la Concorde. Au milieu d’eux, une calèche, où sont assis deux officiers, qui doivent — on le voit aux cris de triomphe qui les saluent — être de très gros personnages. L’un des deux officiers, les journaux anglais — en ces jours de deuil, pas un journal français n’a paru — nous l’apprendront, est le général de Kameke, le chef du corps d’occupation.

Place de la Concorde. Toujours des cavaliers qui caracolent. De nombreux soldats ont ceint leur casque de lauriers coupés dans les quinconces. Ah partons!… Nous repassons la barricade. Mon ceinturon est toujours là, sur les pavés…

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Vendredi 3 mars. Premières heures du jour. Les préliminaires de paix, votés par l’Assemblée nationale, sont signés depuis la veille. L’armée d’invasion — trente mille hommes — quitte Paris. Dès cinq heures du matin, les vainqueurs défilent, suivis sur les talons par l’armée des gamins, qui ne les a pas quittés un instant — dormant on ne sait où. Guillaume n’a pas couché à l’Élysée. Il n’a pas passé les murs. Bismarck s’est avancé à une centaine de mètres dans l’avenue de la Grande-Armée. Il a été tout de suite reconnu et sifflé. Il a rétrogradé. Le dernier soldat avait à peine mis le pied hors de la voûte de l’Arc de Triomphe –, déblayée pour le départ — que la population saccageait, au Rond-Point, le café qui s’était ouvert aux Prussiens, et brûlait tout ce que le vainqueur avait abandonné derrière lui… Longtemps, les Villes de France gardèrent le voile noir qui leur avait caché l’invasion… Les statues étaient encore voilées sous la Commune.

Maxime Vuillaume

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L’image de couverture est une photographie d’une illustration parue dans le journal de ce nom et représentant le boulevard Montmartre pendant cette occupation. Que l’on pourra comparer avec le même boulevard, lorsque l’on s’y pressait pour acclamer la guerre à son début…

Cet article a été préparé en mars 2020.