La question des loyers — comment les payer? — s’était bien aggravée depuis octobre (souvenez-vous, Gustave Tridon l’avait alors soulevée dans La Patrie en danger, j’ai mentionné son article le 3 octobre dernier).

Jules Vallès, auteur il y a plus d’un an de la belle anaphore « C’est demain le terme » (dans La Marseillaise datée du 8 janvier 1870), qu’il va d’ailleurs republier demain, ne pouvait manquer d’ouvrir une « Tribune des locataires » dans son journal Le Cri du peuple. Ce fut fait dès le numéro 2 du journal, daté du 23 février.

La rubrique a reçu et publié des lettres de commentaires généraux (23 février, 28 février, 2 mars, 5 mars…), l’avis de la création de la Ligue des locataires (25 février), des lettres de locataires incapables de payer (27 février), ou congédiés, contenant des descriptions de situations extrêmement dramatiques (26 février, 28 février, 2 mars, 4 mars)…

Des pétitions étaient adressées à l’Assemblée de Bordeaux et, dans le journal daté du 6 mars, un lecteur écrivait (dans cet article, les citations sont en vert):

Monsieur le rédacteur,

L’Assemblée nationale a ratifié les préliminaires de la paix.
Parmi les questions les plus importantes qui restent maintenant à résoudre, se présentent en première ligne :
La prorogation des échéances,
Les loyers échus et à échoir…
Toutes les communications sont, encore trop irrégulières pour avoir permis d’effectuer des recouvrements. Les locations faites en d’autres temps ne peuvent être maintenues à des taux aussi élevés… les propriétaires doivent se montrer conciliants.
En outre, les receveurs des contributions doivent ajourner leurs contraintes.

À cet effet, nous réclamons l’appui de votre patriotique et courageux journal, en faveur de ceux qui ont le plus souffert depuis le commencement de la guerre.
Nous vous offrons, monsieur le rédacteur, l’assurance de notre parfaite considération.

AM. RICHY.

La lettre que je vais publier aujourd’hui est celle d’une ouvrière, elle est parue dans le numéro d’aujourd’hui, daté de demain 7 mars. La voici:

LA TRIBUNE DES LOCATAIRES

Paris 3 mars 1871.

Citoyen rédacteur,

Je viens vous prier d’insérer quelques lignes dans votre courageux journal, car il faut réellement être courageux pour s’occuper des pauvres locataires congédiés, et dire la vérité, telle quel [sic] est, sur le gouvernement de la honte nationale.
C’est pourquoi j’espère en vous, j’espère que vous serez mon organe par la voie de votre journal, et que, parmi les milliers de lecteurs qui verront ces lignes il s’en trouvera quelques-uns dans la même position, et, d’autres, émus de compassion qui voudront bien entendre nos cris de détresse. Depuis trois ans que je reste dans la même maison, j’ai toujours bien payé, il fallait cette maudite guerre dont je ne suis point cause. J’en ai supporté toutes les conséquences: la faim, le froid, la maladie, j’ai souffert plus que je pouvais, puisque je n’espère pas m’en guérir.

Ouvrière mécanicienne veuve depuis six ans, n’ayant pas droit aux 75 centimes des femmes des gardes nationaux, sans ouvrage, sans argent, me privant de tout, souffrant tout, plutôt que de m’abaisser à demander quelque chose. C’est plus fort que moi, je ne pourrais [sic] jamais être mendiante.

Vous vous demanderez de quoi j’ai vécu?

Ah! il a fallu prendre son courage à deux mains pour se soustraire à la vigilance du portier [il ne faut pas que le concierge, chargé de collecter l’argent du terme voie qu’elle enlève des objets qui pourraient être saisis] et pouvoir engager [au Mont-de-piété] ou vendre tout ce que l’on pouvait passer sans être vu, il n’y a que la faim qui peut vous suggérer de pareilles idées. Et quand on vous fait remonter avec votre paquet, ce jour-là, il faut se passer de manger!
C’est que mon portier est des heureux de ce monde, il a bon feu, bonne table.
La guerre! qu’est-ce que c’est que ça! — dit-il, — au 8 avril, vous payerez trois termes, ou vous laisserez votre mobilier sans toucher à une épingle. Ainsi le veut la propriétaire de la maison que j’habite; elle a besoin d’argent, elle ne peut attendre; elle compte sur les meubles, c’est pour cela qu’elle n’a pas paru au juge de paix où je voulais un arrangement à payer tant par mois [le terme se payait par trimestres].

Je ne puis, me dit ce digne magistrat, — la propriétaire n’est pas là; et puis elle a tant attendu! ce serait porter une atteinte grave, très grave, à la propriété.

Agréez, monsieur le rédacteur, mes salutions dévoué [sic et sic, je suppose que le journal avait décidé de ne pas corriger l’orthographe de cette lettre].

Veuve PASQUET.

*

Ils n’ont pas de quoi acheter à manger, il ne peuvent pas payer leur loyer, mais ils ont leurs canons.

C’est Gustave Doré qui a dessiné les batteries sur les Buttes Montmartre, justement le 6 mars 1871, et son dessin est au musée Carnavalet.

Cet article a été préparé en septembre 2020.