Je reviens à la Commune et, avec quelques jours de retard, à la séance du 26 avril (le jour de la réception des francs-maçons, dont j’ai parlé à cette date). Ce jour-là, Léo Meillet rapporte (dans cet article, les citations sont en vert):

Le 185me bataillon a fait hier une reconnaissance d’environ 40 hommes; les gendarmes les ont cernés avec les chasseurs à cheval. Ces hommes ont été obligés de se replier, mais cependant 4 hommes ont continué à faire le coup de feu. Ces 4 hommes se trouvant dans l’impossibilité de résister, l’officier des gendarmes leur a dit d’avoir à déposer leurs armes. Ils l’ont fait, et, aussitôt après, on les a fusillés. Cependant un d’eux, malgré ses blessures horribles, a pu se traîner à quatre pattes, et il est maintenant à l’hôpital de Bicêtre. Les quatre bataillons de mon arrondissement sont dans un état d’indignation qui se comprend, et je demande à la Commune à quelle décision elle s’arrêtera devant le fait que je lui signale. Je dois dire que ces bataillons sont bien décidés à ne pas faire de prisonniers.

Raoul Urbain pense que la Commune aurait dû depuis longtemps user de représailles, puis:

— Je demande que l’on fusille les principaux prisonniers qui sont entre nos mains.
— L’archevêque de Paris!

Deux mots ici sur ces otages. Georges Darboy, archevêque de Paris a été arrêté le 4 avril. Avec lui, d’autres prêtres et en particulier un abbé Deguerry, que l’on présente pudiquement comme « curé de la Madeleine », comme s’il s’agissait du quelconque curé d’un quelconque village, alors qu’il était, en particulier, le confesseur de l’impératrice. Comme nous le savons (voir au besoin cet article et les suivants, ou simplement l’original de l’article de Maxime Vuillaume dans le Journal officiel du 27 avril), la Commune essaie d’échanger ces otages contre la libération de Blanqui. En vain.

Mais revenons au débat du 26 avril. Les uns proposent d’exécuter plutôt des gendarmes, on en discute, mais Jean-Baptiste Clément fait remarquer:

Est-ce que les Versaillais n’ont pas beaucoup de prisonniers à nous? Songez-y, citoyens. On a dit qu’ils en avaient 7.500. Eh! bien, ces pères de familles, ils les fusilleront.

Évidemment, il n’est pas le seul de cet avis! Mais ce n’est pas unanime. Vésinier propose de fusiller les futurs prisonniers, c’est d’ailleurs ce que Meillet pensait que feraient les bataillons. Billioray est contre

parce que les troupes que l’on nous oppose, au lieu de nous combattre mollement, de chercher même à venir avec nous, lutteront jusqu’au bout. Je m’oppose donc complètement à cette mesure.

Il propose plutôt de frapper des « gros », des officiers de Versailles, notamment. Ce qu’Urbain appuie.
Forte parole d’Édouard Vaillant:

Il faut que la Commune se souvienne de ses décrets. Je crois qu’un jugement motivé, disant d’où viennent les représailles, aurait plus de valeur, plus de mérite aux yeux de nos adversaires mêmes. Il faut faire la différence entre ceux qui veulent nous jeter à terre et ceux que l’on force à nous combattre. Mais rappelez-vous que nous devons frapper la propriété par nos décrets socialistes.

Et Jules Vallès:

Si la Commune décide que l’on doit fusiller les prisonniers,· il arrivera que Versailles vous répondra qu’il désapprouve les actes violents commis par ses troupes et les excusera par l’entraînement du combat. Versailles aura donc aux yeux de tous le beau rôle et nous le vilain.

Un peu plus tard, Arthur Arnould:

Je trouve que les représailles sanglantes auraient un côté dangereux, qui a été fort bien signalé par plusieurs orateurs.  Dans tout cela, il y a un grand criminel, c’est Thiers. Vous avez décidé la confiscation de son hôtel; mais comme il espère rentrer dans Paris et retrouver sa propriété, cette confiscation ne l’a point frappé. Si l’on veut sévir, c’est d’abord par lui qu’il faut commencer. Il bombarde nos maisons, il entasse ruines sur ruines. Eh! bien, rendez-lui la pareille. Démolissez, rasez son hôtel, et, sur le terrain devenu libre, élevez quelque monument d’utilité publique. 

Cela, ce ne sera décidé que 11 mai. Peut-être attendez-vous que Ferdinand Gambon prenne la parole, puisque sa photo est en couverture de cet article. Le voici:

Je crois que, dans des discussions de ce genre, il faut apporter le plus grand calme et ne pas prendre de décision précipitée. La première chose à faire est de savoir si le fait que l’on vient de vous signaler est exact, et ensuite seulement prendre des mesures énergiques. Je demande donc qu’une enquête soit faite immédiatement par les soins d’un procureur de la Commune nommé par vous. Le fait établi, nous le signalerons à Thiers, et nous lui dirons: « Vous avez fusillé quatre de nos soldats; nous vous demandons l’officier qui a commandé le feu. Si vous ne nous le livrez pas, la Commune prendra telle mesure qu’elle voudra ». C’est la marche que nous devons suivre, car Versailles pourrait nous dire: « Le fait n’est pas exact », ou: « Le fait est exact, mais nous l’avons réprouvé », et tout l’odieux de cette mesure tomberait sur nous.

On vote donc sur cette proposition, une commission d’enquête et un procureur. Et on élit un procureur, qui est… Ferdinand Gambon — c’est Lefrançais qui l’a proposé. Là, comme vous l’imaginez, j’ai passé pas mal de discussions… Mais voilà, Gambon, lui, n’est pas de cet avis:

Je déclare que je ne puis pas accepter. Cette fonction m’est antipathique.

Toute ma sympathie renouvelée au citoyen Gambon pour cette antipathie. On revote donc, et c’est Raoul Rigault qui est élu procureur de la Commune. Après quoi, on recommence à parler, et, comme dit Augustin Avrial,

on croirait que nous n’avons absolument rien à faire dans cette assemblée. Chacun vient nous entretenir de ses petites affaires, mais nous ne faisons absolument rien de bon. En vérité, je me demande si la révolution du 18 mars n’a pas eu un but plus sérieux; je demande qu’on se renferme dans l’ordre du jour pur et simple.

N’empêche, ça dure. Je ne résiste pas au plaisir de citer la dernière intervention de Gustave Lefrançais, donc voici la fin de la séance:

LE PRÉSIDENT [C’est Johannard]. — Il faut, avant de lever la séance, voter si le compte-rendu sera publié ou non.

LEFRANÇAIS. — Pour notre châtiment, je voudrais qu’on publiât le compte-rendu, mais, dans l’intérêt de l’assemblée, je demande qu’on s’abstienne de le faire.

L’assemblée décide que le compte-rendu ne sera pas publié.
La séance est levée à 6 h. 3/4 [elle a commencé à 4 h. moins 10].
Les membres de la Commune se rendent dans la cour d’honneur pour recevoir la députation de la franc-maçonnerie.

Il semble en effet que ce compte-rendu n’ait pas été publié. Quand le conseil de guerre, au moins d’août, s’attaquera à Raoul Urbain parce qu’il a réclamé l’exécution des otages, c’est de la séance du 17 mai qu’il sera question (voir notre article du 18 mai).

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Le procès verbal complet est là.

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La photographie de Ferdinand Gambon par Émile Robert est au musée Carnavalet.

Livres utilisés

Bourgin (Georges) et Henriot (Gabriel)Procès verbaux de la Commune de Paris de 1871, édition critique, E. Leroux (1924) et A. Lahure (1945).

Troisième conseil de guerreProcès des membres de la Commune, Versailles (1871).

Cet article a été préparé en décembre 2020.