Le 1er mai, à l’Hôtel de Ville, on s’empaille encore. Encore une fois à propos de la publicité des débats. D’autant plus qu’un des membres, Pierre Vésinier, a rédigé et publié dans son journal, Paris libre, un compte rendu d’une réunion « en comité secret », celle du 28 avril. Je me contente (par favoritisme) de citer l’intervention d’Albert Theisz — qui est favorable, depuis le début, à la publicité des débats:
Je crois qu’il y a là une question de tact et de convenance, et que les journalistes qui font partie de la Commune devraient oublier qu’ils le sont. Quand ils discutent les séances de la Commune, ils devraient discuter quand la séance a paru dans l’Officiel: c’est leur affaire comme citoyens. Mais profiter de ce qu’on est membre de la Commune pour discuter ses affaires, avant la publication des séances, c’est manquer de tact. Je blâmerai tout citoyen qui profitera de son titre de journaliste pour blâmer telle ou telle décision avant sa publication dans le Journal Officiel.
Vous pouvez lire le reste de ce qui s’est dit ce jour-là en ce lieu, l’élection du Comité de Salut public, notamment, dans le procès verbal, qui est en ligne, ici.
Pour ma part, je vous livre plutôt les actes décidés dans la réunion en comité secret d’hier (sur cette séance, voir l’article d’hier). Voici l’essentiel, qui paraît dans le Journal officiel d’aujourd’hui 1er mai, dans un ordre légèrement baroque:
La commission exécutive
Arrête:
Le citoyen Rossel est chargé, à titre provisoire, des fonctions de délégué à la guerre.
Paris, le 30 avril 1871.La commission exécutive
Jules Andrieu, Paschal Grousset
Ed. Vaillant, F. Cournet, Jourde
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Le citoyen Cluseret est révoqué de ses fonctions de délégué à la guerre. Son arrestation, ordonnée par la commission exécutive, est approuvée par la Commune.
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Il a été pourvu au remplacement provisoire du citoyen Cluseret: la Commune prend toutes les mesures de sûreté nécessaires.
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Aux citoyens membres de la Commission exécutive
Citoyens,
J’ai l’honneur de vous accuser réception de l’ordre par lequel vous me chargez, à titre provisoire, des fonctions de délégué à la guerre.
J’accepte ces difficiles fonctions, mais j’ai besoin de votre concours le plus entier, le plus absolu, pour ne pas succomber sous le poids des circonstances
Salut et fraternité.
Paris, le 30 avril 1871.
Le colonel du génie,
ROSSEL.
L’explication, quant à Cluseret, n’apparaîtra que dans le Journal officiel de demain 2 mai. La voici:
L’incurie et la négligence du délégué à la guerre ayant failli compromettre notre possession du fort d’Issy, la commission exécutive a cru de son devoir de proposer l’arrestation du citoyen Cluseret à la Commune, qui l’a décrétée.
La Commune a pris d’ailleurs toutes les mesures nécessaires pour retenir en son pouvoir le fort d’Issy.
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Le fort d’Issy… mais justement, Victorine Brocher y est, avec son bataillon. Elle raconte (en vert):
Il était […] minuit [le 30 avril au soir]. Nous frappâmes à la porte de l’asile, on nous ouvrit avec assez de difficulté; enfin nous entrâmes, dans une grande salle il y avait des lits sur lesquels nos blessés gisaient; plusieurs avaient déjà succombé, d’autres avaient des mouvements étranges, un autre avait reçu une balle entre les deux yeux, il n’avait pas repris connaissance, tout son corps était inerte, il avait la tête tout enveloppée de ouate, ses yeux seuls semblaient vivre, ils faisaient un mouvement continuel, c’était pénible à voir; ils étaient tous horriblement blessés; ceux qui avaient leur connaissance paraissaient heureux de nous voir, mais ils savaient qu’ils étaient perdus; malgré cela ils n’étaient pas tristes, ils acceptaient stoïquement la fin de leur existence, ils considéraient que c’était un sacrifice naturel, offert à la liberté. Nous étions vraiment plus tristes qu’eux. Lorsque nous les quittâmes, ils nous serrèrent la main bien affectueusement, je leur dis au revoir.
Non, pas au revoir, c’est adieu qu’il faut dire, il y a encore loin d’ici au lever du soleil. Alors nous aurons cessé de vivre, nous mourons avec confiance dans l’avenir, nous mourons heureux ! Rappelez-vous, petite sœur, que les balles mâchées ne pardonnent pas.
— Dans la matinée nous reviendrons, leur dis-je, puis nous les quittâmes.
[…]
Nous retournâmes au petit séminaire. Dans le village, tout était calme. Nous pûmes constater tous les dégâts produits par les obus versaillais, le séminaire n’avait point été épargné.
Nous passâmes le reste de la nuit à mettre de l’ordre dans nos affaires; nous allions aux nouvelles, nous apprîmes que la défense avait faibli, cependant le fort tenait bon.
Dès l’aurore nous reçûmes l’ordre d’établir un campement dans la grand-rue d’Issy pour protéger la retraite, le cas échéant, et préserver l’entrée de Paris.
Le général La Cécilia venait d’arriver, le colonel Lisbonne avec ses lascars prit notre place au séminaire.
Dans la matinée du 1er mai, nous sommes allés avec le capitaine Letoux et le sergent Louvel à l’ambulance pour voir nos camarades. En arrivant, on nous apprit que pas un seul n’avait survécu, ils étaient tous morts dans la nuit. Nous allâmes dans la salle, tous ces pauvres amis semblaient dormir. Quelle sinistre vision! Vivrais-je cent ans que je ne pourrais oublier cette effroyable hécatombe.
Nous avons eu 72 hommes hors de combat, ils étaient tous morts.
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Le dessin d’Édouard Detaille représente l’ambulance de Passy, le 1er mai, et, lui aussi, la guerre meurtrière de Versailles contre Paris. Il est au musée Carnavalet.
Livre cité
Brocher (Victorine), Souvenirs d’une morte vivante Une femme dans la Commune de 1871, Libertalia (2017).
Cet article a été préparé en novembre 2020.