Revoici, peut-être pour la dernière fois, Geneviève Bréton, souvenez-vous, elle nous a raconté le bombardement de Paris le 8 janvier et nous l’avons retrouvée à l’ambulance du palais de l’industrie, il y a une semaine, le 27 mai. Elle a écrit dans son journal le 2 juin:

Oh! cette ambulance, quel enseignement! quelle amère leçon; quelle atmosphère officielle encore et viciée, courtisans du pouvoir, esclaves de la peur. Le père Chenu qui brave, dit-on, les balles sans broncher mais qui refuse la grâce d’un enfant de sept ans parce qu’il a peur qu’on ne le fusille par soupçon de communisme; il oublie qu’il serrait les mains sales il y a deux mois avec la fraternelle effusion d’un communiste convaincu.

Et l’aumônier qui passait à l’ombre des baraques sans oser y entrer, jadis laissa pousser sa barbe, cachant ses insignes sous sa veste. Il est entré aujourd’hui orgueilleusement dans ma salle et m’a invitée au te deum dimanche.

Un te deum, un hymne sur tant de sang! L’allégresse, la joie pour de tels massacres! Oh! non, je n’irai pas.

Et maintenant l’ambulance n’en est plus une, mais une prison, une prison d’état, quelque chose d’horrible, passage atroce où l’on arrive de la liberté, du soleil et d’où on ne sort que pour la mort. Séjour sans espoir. Ce sont des condamnés à mort que nous soignons pour la plupart et cette idée ne me quitte pas une minute près d’eux et l’on n’attend même pas que leurs blessures soient cicatrisées pour les arracher de nos mains. Pourquoi tant de soins au reste pour leur conserver une existence qui doit leur être ravie, pourquoi n’avoir pas la pitié de les achever au plus vite au lieu de prolonger l’agonie par un raffinement de supplice qui est plutôt de la barbarie que de l’humanité.

Ce matin un convoi de plus de cent a été emmené à Versailles et parmi eux de braves cœurs, de vraiment honnêtes hommes. Les voir partir affamés, en haillons, sans képi contre le soleil, sans souliers contre les pierres du chemin, sans bâton pour soutenir leurs membres mal cicatrisés; la plupart tombera en route, de fatigue, de soif et d’épuisement, mais il leur faudra marcher, accouplés à des canailles et traités comme tels; quelle cruelle erreur, quelle triste loi.

Oh! m’enfuir d’un tel milieu, loin des pelotons d’exécution, des administrateurs qui laissent mourir des enfants pour ne pas enfreindre la marche routinière des bureaux; loin des docteurs, sortes d’assassins patentés qui se servent des vies humaines pour l’étude. Et les femmes qui intriguent et les internes qui rient et des docteurs et des malades, et les infirmiers qui volent. Qu’ai-je vu, qu’ai-je vu depuis un mois qui m’a soulevé le cœur, indigné la raison et donné un dégoût insupportable de tout ce que je vois, comprends et entends?

Et aujourd’hui 4 juin:

Je quitte l’ambulance aujourd’hui 4 juin pour rentrer dans ma chère obscurité solitaire. Je me retrouve après deux mois d’agitation dans la fange et le sang, assise comme avant, entre mes aquarelles, mes fleurs, mes souvenirs et mon ami. […]

Maintenant mon rôle est fini, les sœurs nous remplacent auprès des quelques blessés qui restent. Il faut que je parte maintenant; j’étais à la peine, je ne veux pas être au triomphe, voir ces heureux versaillais parés passer en fringants équipages sur les pluies tièdes mêlées de sang français, courir aux théâtres couverts et contempler en ricanant le navrant spectacle de nos ruines; non, non, je ne peux voir ces choses sans colère. Les vrais coupables, ce sont eux, ceux que je n’ai pas vus depuis un an, qui ont quitté Paris au moment de la guerre, eux qui n’ont pas su mourir et qui viennent étaler insolemment dans notre pauvre ville sublime et insensée leur vie indifférente à tout, sauf au plaisir.

Ceux-là, on ne les fusillera pas, on ne les expatriera pas, on ne les met pas en jugement, moi je les juge criminels, plus criminels que l’homme qui, mourant de faim, s’est mis dans le communisme, parce que ce sont ces inutiles et ces élégantes qui ont, par leur luxe, leurs vies dorées, leur insouciant égoïsme, apporté la révolte dans les classes pauvres.

Ceux-là, ces misérables d’en haut, cette populace dorée, je ne la condamne pas; elle vit, elle vivra, elle croîtra, elle est inatteignable. Fauteurs du crime, ils accusent celui qui, aujourd’hui, est sans défense, le Peuple; pauvre peuple, assommons-le, tuons-le fusillons-le et vivons! et oublions qu’il y a des malheureux et des affamés parmi nous.

Une leçon si sanglante qu’elle soit n’est donc jamais profitable. Le canon s’est tu et avec lui toute idée sérieuse au cœur des Parisiens. Mon Dieu! est-il possible que ce qui m’est donné de voir dans ma courte vie s’est vu de tout temps.

Rien à ajouter. Merci Geneviève.

*

L’illustration de couverture est due à Isidore Pils, je l’ai choisie parce qu’elle est datée du 4 juin, elle est au musée Carnavalet. Ce sont des artilleurs versaillais au repos, le titre est Campement d’artillerie place de la Bourse. Si je reconnais le monument, les escaliers et la statue, j’ai un peu de mal avec l’absence de grilles. Oui, ces grilles sont attestées à l’époque: le journal Le Français, par exemple, écrivait, le 27 mai:

C’est à la Bourse qu’a eu lieu aujourd’hui le plus grand nombre des exécutions des insurgés pris les armes à la main. On attachait aux grilles ceux qui voulaient résister. Il y en a eu aussi au séminaire Saint-Sulpice.

Livre cité

Bréton (Geneviève)Journal 1867-1871, Ramsay (1985).

Cet article a été préparé en janvier 2021.