J’ai déjà utilisé l’image de couverture, dans l’article consacré au livre dont elle est tiréeLes orphelins de l’histoire, de Raphaël Meyssan.

On fusille, dit et répète cette image (n’hésitez pas à cliquer pour l’agrandir et la lire).

En effet, on fusille toujours à Paris, en ce 3 juin — et ce n’est pas terminé. Lissagaray nous le dit:

Les massacres en masse durèrent jusqu’aux premiers jours de juin et les exécutions sommaires jusqu’au milieu de ce mois. Longtemps, des drames mystérieux visitèrent le bois de Boulogne.

On peut aussi faire appel à Victor Hugo. Il n’est pas à Paris, mais lorsqu’il y rentre il note (le 29 septembre, dans Choses vues) ce que lui a dit Edmond d’Alton-Shée de son épouse :

Demeurant à Passy, elle a été fin mai et commencement de juin douze jours et douze nuits sans dormir, à cause des feux de peloton, des fusillades et des cris d’hommes et d’enfants qu’on fusillait dans le bois de Boulogne sans interruption jour et nuit.

On lit aussi, par exemple, dans Le Constitutionnel daté du 9 juin :

C’est au bois de Boulogne que seront exécutés à l’avenir les gens condamnés à mort par la cour martiale.
Toutes les fois que le nombre des condamnés dépassera dix hommes, on remplacera par une mitrailleuse les pelotons d’exécution.

J’en connais qui n’hésiteraient pas à appeler ça des « légendes ». Je vais donc faire appel à une source officielle. Et quoi de plus officiel que les archives de l’armée française? Voici donc un registre conservé au Service historique de la Défense, la cote 8J 553, auquel j’ai déjà fait appel le 25 mai à propos de Gustave Brochier et le 27 mai pour Joseph Haas. Je n’avais pas eu le temps d’être très explicite sur ce registre.

Comme je l’ai signalé le 25 mai, c’est Maxime Jourdan, qui a découvert son existence — ni lui ni moi, nous ne l’avions jamais vu citer. Il est allé le consulter à Vincennes et m’en a envoyé des photographies. C’est un répertoire alphabétique dont la couverture porte

Insurrection du 18 mars — Répertoire des décès,

un titre prometteur (et qui ferait le bonheur d’un historien négationniste: il y a exactement 1262 morts!). Soyons sérieux, il s’agit de 967 personnes arrêtées contre lesquelles une instruction a commencé et qui sont mortes avant le procès (en prison, donc), et de 295 autres qui ont été recherchées mais étaient mortes avant d’avoir été retrouvées et arrêtées.

Cette deuxième liste est plutôt baroque. Par exemple, une des personnes recherchées pour faits relatifs à l’insurrection du 18 mars y figurant était morte… le 19 janvier à la bataille de Buzenval.
Elle contient des noms attendus, comme celui de Gustave Tridon, qui était membre de la Commune, et donc « devait » être recherché, qui avait réussi à se réfugier à Bruxelles où il est mort de la tuberculose dès le 31 août.
Elle contient aussi des morts de la guerre qui avaient pourtant été publiquement enterrés, par exemple Félix Theisz (voir nos articles des 28 avril et 8 mai). Mais aussi d’authentiques victimes de la Semaine sanglante, comme Eugène André, professeur de mathématiques assassiné le 25 mai sous les fenêtres de ses parents, ou Jean-Baptiste Millière, fusillé le 26 sur les marches du Panthéon — qu’il faut une bonne dose d’humour (noir) pour considérer comme morts « en liberté », ce que le fait le répertoire. Pourquoi eux et pas Charles Delescluze, Eugène Varlin, Raoul Rigault ou Jacques Durand?

Même si elle est extrêmement restreinte, cette liste contient des informations intéressantes. Parmi ceux que l’armée avait déjà assassinés mais qu’elle recherchait encore, on peut noter des présences « témoins », comme celle de Gustave Brochier (on fusille dans les ambulances) et de Joseph Haas (on peut avoir été fusillé et avoir été déclaré décédé « en son domicile » à l’état civil), ce que j’ai déjà signalé. Voici d’autres exemples:

  • Anatole Claude Clinchant fusillé à la Roquette le 28 mai et Claude Pélas fusillé au Père-Lachaise le 30 mai — malgré la vacuité du registre de ce cimetière, voir notre article du 31 mai,
  • quatre des personnes recherchées avaient été fusillées à Vincennes le 30 mai — oui, on a fusillé dans les fossés de Vincennes.
  • Un dénommé Wetzel (sans prénoms), le 3 juin au fort d’Issy — on fusillait donc au fort d’Issy — on fusillait donc encore le 3 juin…
  • François Ernest Deshayes, fusillé le 6 juin au fort de Bicêtre — on fusillait donc aussi au fort de Bicêtre — on fusillait donc encore le 6 juin…

Oui, on fusillait toujours, en juin.

Livres cités

Meyssan (Raphaël)Les Damnés de la Commune, 3-Les orphelins de l’histoire, Delcourt (2019).

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).

Hugo (Victor)Choses vues, Quarto Gallimard (2002).

Audin (Michèle), La Semaine sanglante. Mai 1871, Légendes et comptes, Libertalia (2021).

Cet article a été préparé en janvier 2021.