Aujourd’hui 18 juin, le Journal Officiel (il n’y en a plus qu’un), outré, publie ce qu’il dit être une traduction d’un article paru dans le journal britannique Morning Post le 10 juin. Je l’ai appris dans les Huit journées de mai derrière les barricades, de Lissagaray. Où j’ai appris, en même temps, que le rédacteur anglais était, lui aussi, outré de cette traduction. Cette polémique est aussi rapportée par Camille Pelletan dans La Semaine de Mai. Je publie l’article du JO, en bleu, avec les corrections de M. Frederick A. Maxse, son auteur, en rouge.

À l’éditeur du Morning-Post.

Protestation.

Monsieur,
Nous lisons aujourd’hui qu’une nouvelle boucherie a eu lieu à Versailles: 150 hommes ont été massacrés (have been butchered). Je désirerais savoir enfin si notre horreur du meurtre a deux poids et deux mesures. Le meurtre cesse-t-il d’être inique, lorsque les meurtriers sont du parti de l’ordre et non de la Commune? Lorsqu’ils assassinent au nom de la religion, sont-ils plus justifiables qu’en se drapant dans l’athéisme?
Sans doute, le parti de l’ordre a raison de traiter d’assassins et d’incendiaires les gens de la Commune [Sans doute le parti qui est au pouvoir considère honnêtement comme de simples assassins et incendiaires]; est-ce une raison, pour lui, de continuer à faire un métier de boucher [et pour ce motif il continue avec une parfaite tranquillité de conscience à les massacrer comme faux pompiers.]? Tel est cependant le fanatisme que la guerre civile a soufflé dans les esprits.
Les communeux ont massacré 64 otages; c’est vrai: ils se sont conduits en bêtes fauves, on les traite en bêtes fauves [Si des hommes sont traités comme des bêtes féroces, ils deviendront des bêtes féroces.]. Cependant, cet abominable crime, les communeux ne s’en sont rendus coupables que sous la pression des êtres désespérés entre les mains desquels était tombé le pouvoir; et ces hommes eux-mêmes étaient enveloppés d’un cercle de flammes et de plomb. Mais que dire des infamies commises par l’autre camp? On vient d’exécuter 13 femmes après les avoir publiquement outragées (disgraded [sic, pour disgraced]) en pleine place Vendôme. [Qui peut oublier le mémorable passage d’un télégramme spécial publié par un de nos confrères il y a une quinzaine de jours seulement? « Treize femmes viennent d’être exécutées après avoir été publiquement outragées sur la place Vendôme [Il s’agit en effet une dépêche datée du 26 mai et publiée par le Times du 27 mai.].] En même temps, une lettre nous informe qu’un convoi de vingt à trente filles bien mises, des ouvrières d’un établissement de couture, était aussi dirigé sur la place Vendôme pour y être aussi fusillées et peut-être aussi outragées.
On a beaucoup parlé des pétroleuses; seulement, on n’a encore découvert aucun document de nature à éclairer le mystère de l’organisation. Ce corps n’a jamais existé qu’à l’état de fantôme, hantant l’imagination des journalistes.
Ces infâmes forfaits continuent, et pas un gouvernement en Europe n’a le courage, ni même ne manifeste le désir de protester contre eux. Probablement, sans doute, les États européens partagent l’erreur du gouvernement des réactionnaires de Versalles: que le sang versé est la seule solution possible des problèmes politiques et sociaux. C’est bien; mais ils jouent leur vie sur un dilemme. La violence engendre la violence; l’héritière fatidique de l’autorité brutale est la brutalité révoltée.

Frederick A. Maxse
Londres, 10 juin 1871

Frederick Maxse (un respectable amiral britannique) a protesté, le JO n’a pas réagi. Maxse explique qu’il faisait

ressortir que, bien que le mot « outragées » (disgraced) soit susceptible d’une interprétation odieuse, il n’implique pas nécessairement la signification qu’il y a donnée. 

Ah! Pourtant, tout le monde avait compris que « outragées » était un euphémisme pour « violées ».

Ouf! Elles ne l’ont peut-être pas été, alors? Et d’ailleurs, y a-t-il eu des viols, pendant cette guerre? Si j’en crois le même livre (de Lissagaray, en 1871),

Ce ne fut peut-être pas sur la place Vendôme ni à la date indiquée que des femmes furent déshonorées avant d’être mises à mort, mais il y eut des viols sur plusieurs points pendant les perquisitions. Les jeunes fusiliers du boulevard Voltaire s’en vantèrent devant nous. Ces brutes, qui sans raison ni prétexte faisaient rouler sous leurs balles le premier venu dans la rue, n’en étaient pas à quelques galanteries près, et devant nous ils en racontèrent les détails.

Ces jeunes fusiliers du boulevard Voltaire sont cités à nouveau dans l’Histoire de la Commune, du même auteur, en 1876:

Chez un marchand de vins de la place Voltaire, nous vîmes, le dimanche matin, entrer de tout jeunes soldats; c’étaient des fusiliers-marins de la classe de 1871. Leur teint était jaune, leur geste lourd, leur regard voilé. « Et il y a beaucoup de morts? » dîmes-nous. « Ah! répondit l’un d’eux d’un ton abruti, nous avons ordre de ne pas faire de prisonniers, c’est le général qui l’a dit. (Ils ne purent nous nommer leur général.) S’ils n’avaient pas mis le feu, on ne leur aurait pas fait ça, mais comme ils ont mis le feu, il faut tuer. » (Textuel). Puis il continua parlant à son camarade: « Ce matin, là (et il montrait la barricade de la mairie), il en est venu un en blouse. Nous l’avons emmené. « Vous n’allez pas me fusiller peut-être, a-t-il dit. « — Oh! que non. » Nous l’avons fait passer devant nous, et pan… pan…, même qu’il gigotait drôlement. »

Et, à quelques mots près, de même dans l’édition de 1896.

Plus question des viols dont ils se vantaient.

Comme je l’avais signalé dans l’article que j’ai consacré à ce livre, pour Lissagaray non plus, il n’y a, réflexion faite, pas eu de viol pendant la Semaine sanglante.

Sur la question des viols, voir les articles du 4 avril et du 18 mai, ainsi que mon livre sur la Semaine sanglante.

*

Ce n’est pas place Vendôme mais au pont Marie. Elle n’a peut-être pas été violée, mais elle est « Au mur », ainsi s’appelle cette eau forte d’Auguste Lepère, qui est au musée Carnavalet.

Livres cités

Lissagaray (Prosper-Olivier)Les huit journées de mai derrière les barricades, Bureau du Petit Journal, Bruxelles (1871), — Histoire de la Commune de 1871, Bruxelles, Librairie contemporaine de Henri Kistemaeckers (1876), — Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).

Pelletan (Camille)La Semaine de mai, Maurice Dreyfous (1880).

Audin (Michèle), — La Semaine sanglante. Mai 1871, Légendes et comptes, Libertalia (2021).

Cet article a été préparé en janvier 2021.