Grâce à Étienne Paul Delamarche, nous avons acquis dans l’article précédent la certitude qu’il y avait eu une cour prévôtale pendant la Semaine sanglante boulevard de Vaugirard. Et qu’elle était présidée par un officier de gendarmerie (sans nom). Le même procès (voir notre article précédent) nous donne encore quelques informations intéressantes.

Voici un des tout premiers témoins — je l’avais gardé, je n’ose pas dire « pour la bonne bouche ». Il s’appelle Rolland, il est concierge:

M. le président. — Dites ce que vous savez de la Cour martiale du boulevard des Fourneaux et de M. Delamarche?
Le témoin. — Je ne connais pas M. Delamarche, j’ai été employé pour enlever et enterrer les hommes fusillés, au nombre de quarante et un. Il y avait une Cour martiale.

Un autre, menuisier, s’appelle Haiteau.

J’étais gardien de l’immeuble où était la prévôté […]; le 22 mai, la prévôté s’est installée, j’étais à la disposition du commandant de la prévôté, qui était un officier de gendarmerie, lequel a fait exécuter jusqu’au dernier jour les ordres de son supérieur, un général, dont j’ignore le nom. […]
M. Laguerre [avocat]. — Combien a-ton fusillé d’hommes?
— Il y en a eu trente-quatre du lundi au jeudi.

Les pompes funèbres, elles, ont livré, le jeudi (25 mai) trente-deux bières à cette cour martiale.

Personne n’a demandé à M. Rolland où il avait enterré les quarante et un fusillés. Personne ne s’est donné la peine de comparer ou de commenter ces chiffres… Dans la liste des lieux d’où des corps ont été exhumés par la direction des cimetières après la Semaine sanglante figure une mention « Gare Montparnasse et terrain voisin » qui pourrait peut-être convenir: il y a toujours un large terre-plein sur ce boulevard. Et la taillerie de diamants que Camille Pelletan mentionne dans la Semaine de Mai

Je ne crois pas non plus que quiconque ait essayé de savoir qui était l’officier de gendarmerie qui avait présidé cette cour martiale, ce qui aurait peut-être permis de savoir s’il y avait eu des listes de condamnés, où elles étaient, qui avait présidé telle ou telle autre cour martiale… Mais, non, on s’est contenté de discuter la question de M. Delamarche. 

Dans la brochure qu’il a fait publier, ce M. Delamarche a ajouté un certain nombre d’articles parus dans les journaux à propos de ce procès. Je ne résiste pas au plaisir de recopier ici un extrait de celui publié par Lissagaray dans La Bataille. Clairement, Lissagaray n’aimait pas Le Cri du peuple. Je le cite en vert.

Depuis cinq années nous demandons, nous, les rentrés de la Commune, une enquête contradictoire sur les massacres de la semaine sanglante; nous voulons mettre aux bourreaux le nez dans le sang qu’ils ont versé; montrer au peuple que beaucoup de ces bouchers font la loi encore, et, par le plus vil des mercantilismes, un monsieur qui vend du révolutionnarisme s’efforce de tuer notre démonstration.
Qu’on en juge.
Il prend dans un roman un individu quelconque, accusé d’avoir fusillé des fédérés; cet individu traduit le Cri du Peuple en Cour d’assises. A deux reprises, le propriétaire de ce journal annonce qu’il a les mains pleines de preuves. Le public attend anxieusement ces débats; le journal les annonce avec toutes sortes de trompettes: gravures, titres en relief, etc. Et quand nous arrivons en Cour d’assises, que voyons-nous? Un accusé qui prétend démontrer son innocence accompagné d’un peloton de témoins, qui joue au petit manteau bleu [un philanthrope de cette époque], qui affirme avoir sauvé des fédérés. Et en face de cet homme que met le propriétaire du Cri du Peuple, quels témoignages, quelles accusations? Rien. Rien. Et de plus il s’esquive méprisablement. [Il est vrai que les témoins, eussent-ils été aussi respectables que Camélinat, n’ont pas été à la hauteur: ils ne savaient rien sur le boulevard Vaugirard. Et qu’Adrien Guebhardt, le propriétaire du journal, ne s’est pas déplacé.]
De sorte que cet accusé, fusilleur sûrement, — il n’y a qu’à le regarder, [bizarrement, non seulement Delamarche n’a pas attaqué Lissagaray en diffamation, mais il a recopié et republié son article!]— mais fusilleur en sourdine, brassardier qui a opéré hors de son quartier, ce Delamarche a pu sortir victorieux de l’audience après avoir fait déposer en sa faveur nos pires ennemis. Et quels? Un misérable comme Héligon, crapaud qui après quinze ans émerge des marais budgétaires ou ses trahisons le font engraisser.
Voilà le résultat du procès que le Cri du Peuplecherché pour augmenter son tirage: la glorification de Delamarche et de Héligon.
Et aujourd’hui, demain, les Maxime Du Camp et les Pessard [Hector Pessard était, en 1871, le directeur du journal ultra-réactionnaire Le Soir]; toute la tourbe des fusilleurs du passé et des fusilleurs de l’avenir va se frotter les mains et clamer qu’après l’audience d’hier tout débat est clos sur la semaine sanglante, que l’enquête si souvent provoquée par les fédérés survivants a tourné à notre confusion.
De là à dire qu’il n’y a pas eu de semaine sanglante 
et qu’elle est de l’invention des historiens et journalistes communards, il n’y a qu’un pas. Il serait franchi avant huit jours.
Nous ne le permettrons pas. Le propriétaire du Cri du Peuple et la Commune ça n’a rien de commun. Toutes les sottises qu’il pourra faire n’écorneront jamais notre cause.
Il lui a plu d’entamer l’histoire de la semaine sanglante sans preuves et sans témoins, pour faire du tapage, s’inquiétant peu d’être battu si son tirage montait. Qu’est-ce que cela prouve contre nous?
Parce qu’on n’a pas pu démontrer devant la Cour d’assises que le Delamarche a fusillé des fédérés de ses propres mains, parce qu’on n’a pas produit aux débats les parents ou les amis des victimes sacrifiées dans un certain coin de Paris, est-ce qu’il ressort de là que nous n’avons pas les moyens d’établir l’authenticité des massacres et la personnalité des massacreurs?
Non, vous le savez bien, réacteurs hypocrites qui prétendez bénéficier de la sottise d’un seul. Osez soutenir le contraire, nous offrons le débat public, devant cette même Cour d’assises où un fumiste vient d’échouer.
Nous offrons de dévoiler devant les jurés de la Seine l’histoire des massacres de la semaine sanglante et d’un des princes de l’égorgement. Il s’appelle Vabre. Il commandait à l’Hôtel de ville le 18 mars quand les bataillons fédérés lui firent prendre l’escalier de service. Il rentra à Paris avec les troupes. Il s’installa au Châtelet et devant lui parurent des centaines de prisonniers, femmes et enfants, qu’il envoya fusiller à la caserne Lobau. Il vit insolemment; il est marchand de charbon à Asnières-Clichy. Faites-nous traduire par lui en Cour d’assises si vous parvenez à lui donner ce courage, et vous verrez si nous y ferons la figure du propriétaire du Cri du Peuple, si nous manquons de témoignages, si vous pourrez après les débats nier ou pallier l’égorgement.
Il y a d’autres nom
s sans doute, mais nous prenons le plus éclatant de tous, afin que le débat ait l’ampleur nécessaire. Quand la Bataille, l’organe des révolutionnaires, provoque ses adversaires, ce n’est pas pour faire une grimace. Montrez-vous donc un peu, vous qui prétendez éclabousser le parti révolutionnaire de la spéculation d’un seul.
Et vous verrez, au grand jour que nous appelons, la différence qui existe entre un canard et un drapeau.

Lissagaray

Vabre ne l’a pas attaqué. Je ne crois pas qu’on en sache plus sur la cour martiale du Châtelet non plus après cette affaire.

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L’information sur les pompes funèbres vient du dossier Vd3/12 aux archives de Paris, via Maxime Jourdan, dossier que j’ai largement utilisé pour mon livre sur la Semaine sanglante.

C’est Pierre-Henri Zaidman qui m’a signalé, un gris dimanche d’avril, qu’il y avait des informations sur une cour martiale dans cette affaire Delamarche.

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L’image de couverture est extraite de mon plan de Paris habituel. Pour l’environnement culturel du boulevard de Vaugirard, je signale, en plus de la « Belle étoile » déjà mentionnée dans l’article précédent, la plaque apposée sur l’immeuble du n° 18. Qui rappelle aussi qu’il y a eu une direction des télécommunications à cette adresse…

Livres utilisés

Audin (Michèle)La Semaine sanglante. Mai 1871, Légendes et comptes, Libertalia (2021).

Arnoult (Daniel), Procès en diffamation. M. Delamarche contre le « Cri du peuple », E. Desgrandchamps (1886).

Pelletan (Camille), La Semaine de mai, Maurice Dreyfous (1880).