Le 5 décembre 1885 se tient un procès en diffamation, intenté par Étienne Paul Delamarche au journal Le Cri du peuple. Ce journal publiait, depuis le 25 mai (c’est en page 2, mais ne ratez pas la belle une), un feuilleton, Les Vaincus — 1871, dans lequel il était dit (dès la livraison du 12 août), par la bouche d’un détenu communard qui n’était pas l’auteur, mais lui avait parlé — et était mort depuis –, que ce M. Delamarche avait présidé la cour prévôtale du boulevard des Fourneaux. Il a gagné son procès, et a été loué comme brave versaillais sauvegardant les droits de l’humanité. Il a fait paraître le compte rendu du procès et les réactions de la presse dans une brochure. Grâce à laquelle nous avons des informations sur une cour martiale de la Semaine sanglante dont on parle peu — par là, je veux dire qu’on en parle encore moins que des autres. 

J’ai vu cette cour martiale apparaître, assez brutalement, lorsque je finissais d’écrire le livre La Semaine sanglante, à travers la mention de la livraison, par les pompes funèbres, le 25 mai, de trente-deux bières requises par une « cour martiale, boulevard de Vaugirard, 12 ». 

Ce boulevard avait changé de nom depuis plusieurs années en 1871, mais on continuait à l’appeler de son ancien nom de boulevard des Fourneaux. C’est encore sous ce nom qu’il apparaît souvent, encore en 1885, dans le compte rendu du procès. Il est situé dans le quinzième arrondissement, mais à proximité immédiate du quatorzième, arrondissement de Delamarche, celui dont Versailles l’avait nommé (par anticipation) commandant de la garde nationale.

L’adresse est 8 boulevard de Vaugirard, ou 12 boulevard de Vaugirard,ou  la maison Firmin-Didot, ou la maison Degoff — mais pas « l’abattoir », un peu plus loin, à ce qui est aujourd’hui le coin du boulevard Pasteur, il y avait un abattoir de porcs.

Première chose: ce procès établit qu’il y a bien eu là une cour martiale. Personne ne le conteste. 

Pour rappeler le contexte, je cite la témouine Mme Émion:

J’ai perdu mon fils, il n’était pas fédéré.
Mon fils n’a jamais reparu chez moi. Deux personnes m’ont dit que mon fils devait être fusillé par la Cour martiale, mais je n’ai rien su de positif.

Et le cordonnier Champetier:

J’ai été arrêté le 23 mai et emmené aux Fourneaux par cinq soldats dont quatre voulaient m’étrangler.

Et à la question « Comment la cour martiale fonctionnait-elle?

Oh! le plus sommairement possible.

Le Cri du peuple a fait citer Zéphirin Camélinat, qui est député, communard, mais ne sait rien de précis. Et Camille Pelletan, qui est député lui aussi qui ne sait rien sur ce M. Delamarche, et sans doute pas grand chose non plus sur cette cour martiale-là, qu’il n’évoque pas dans son livre La Semaine de Mai. Où il mentionne quand même: 

On fusilla aussi à la taillerie de diamants, boulevard des Fourneaux, derrière l’ancien bâtiment de l’octroi. (J’ai eu d’ailleurs, et j’ai notamment trouvé dans les notes du docteur Robinet, des détails sur les exécutions du boulevard des Fourneaux, qui furent affreuses.)

Mais il n’en sait, semble-t-il, pas plus, il n’a pas gardé les notes du docteur Robinet, et au tribunal dit seulement:

Si je dois me borner aux faits de la rue des Fourneaux, ce que je puis dire, c’est que c’est une des nombreuses Cours martiales ou prévôtales dont on a constaté l’existence.[…] Ce qui m’a beaucoup frappé dans ces recherches, ce sont ces sortes de tribunaux, de Cours martiales, de Cours prévôtales qui sont installées d’une façon improvisée sur tous les points de Paris. Il y avait un grand nombre d’exécutions sommaires; on en est venu, plus tard, à faire une espèce de triage des prisonniers pour savoir ceux qu’il fallait fusiller et ceux qu’on enverrait â Versailles. […] Il y avait un grand nombre d’arrestations pour des causes politiques. Il y en avait aussi, comme en tout temps de révolution, pour des motifs privés et des haines. Bien des gens cherchaient à se débarrasser des personnes qui les gênaient. Tous ces prisonniers étaient devant un seul juge. Le plus grand nombre furent certainement fusillés à bref délai, dans un endroit peu éloigné. Je n’ai jamais pu savoir, et cela paraît être important dans le cas actuel, si ces sortes de tribunaux qui ont disposé si longtemps de la vie des citoyens avaient un caractère officiel à un degré quelconque. Je crois pourtant que oui, mais d’une façon inavouée. Il n’est pas douteux que ces Cours martiales ont été instituées par le commandement militaire.

Grâce à cette intervention et à cette question générale, nous avons une réponse (note de bas de page dans le compte rendu).

M. le général Le Vassor-Sorval, prié de faire connaître qui commandait la Cour martiale du boulevard des Fourneaux, ressortissant de son commandement, a fait la déclaration suivante:
Aix, le 20 octobre 1885
« Ma division avait la prévôté réglementaire, l’officier de gendarmerie. »
Général Le Vassor-Sorval

Et justement, le témoin Refauvelet nous dit:

Arrêté le 24 mai, j’ai été conduit au boulevard des Fourneaux; je n’ai eu affaire qu’à un brigadier de gendarmerie.

Celui-là est un ancien marchand de vin et fait rire le public. Le suivant, qui est dentiste et ex-capitaine de la garde nationale (de l’ordre), est pris plus au sérieux, qui dit la même chose:

Je puis affirmer que M. DELAMARCHE n’était pas prévôt aux Fourneaux; c’était un lieutenant de gendarmerie. Je le sais, car je suis allé réclamer plusieurs prisonniers à cet officier. 

Et tous les témoins suivants confirment, c’était un officier de gendarmerie, c’était un lieutenant de gendarmerie… 

Et voici Jean-Pierre Héligon, ancien maire du quatorzième arrondissement (oui, c’est le même Héligon qui a été condamné aux procès de l’Association internationale des travailleurs, en 1868 et en 1870, puis internationaliste « radouci » enfin « renégat » (je cite Lissagaray), qui avait récupéré « sa » mairie le 24 mai 1871).

Me Laguerre [avocat du Cri du peuple]. —  Est-il à votre connaissance que M. DELAMARCHE ait rempli les fonctions de prévôt au boulevard des Fourneaux?
M. Héligon. — Jamais! II ne faut pas connaître les règlements militaires pour admettre qu’un général ayant sa brigade ou sa division organisée, fasse remplir une fonction semblable par un officier de la garde nationale.
M. le Président. — C’est une appréciation.
Me Laguerre. — Mais, le colonel VABRE était cependant de la garde nationale?
— Non! Le colonel Vabre était un fonctionnaire; depuis le 22 janvier [1871], il était commandant militaire de l’Hôtel de ville.

Vous ne savez pas qui était M. Vabre? Ah! mais c’était le célèbre président de la cour martiale du Châtelet! Celui qui envoyait les condamnés se faire exécuter à la caserne Lobau et peut-être enterrer dans le square de la tour Saint-Jacques. 

Mais nous sommes boulevard de Vaugirard et il nous reste quelques choses à apprendre. 

À suivre, donc!

*

« Boulevard de Vaugirard », avant de réfléchir à cet article et au suivant, je l’entendais dans un poème de Prévert, « À la belle étoile » — je l’entendais même chanté comme ça (cliquez).

Le dessin de couverture est dû à Jules Descartes Ferat (dont j’ai parlé dans l’article du 14 janvier 2021 et dont j’ai présenté un autre dessin le 7 mai). Il est au musée Carnavalet et représente, pendant le siège de Paris, une « Vue prise du boulevard Vaugirard, parc des bestiaux ». Les rails de la gare Montparnasse sont derrière nous, les Invalides en face.

Livres cités

Audin (Michèle)La Semaine sanglante. Mai 1871, Légendes et comptes, Libertalia (2021).

Arnoult (Daniel), Procès en diffamation. M. Delamarche contre le « Cri du peuple », E. Desgrandchamps (1886).

Pelletan (Camille), La Semaine de mai, Maurice Dreyfous (1880).