J’ai déjà publié une aquarelle d’Amand Désiré Gautier, « Ici fut fusillé un brave sur l’ordre d’un lâche », un hommage à Émile Duval, dans mon article du 4 avril. Voici, daté lui aussi du 3 août 1871, un hommage à Eugène Varlin. C’est un portrait imaginaire d’un homme avec canne et chapeau — on dit qu’Eugène Varlin était en civil quand il a été tué, il est certain que ni chapeau ni canne, à supposer qu’il en portât, ne l’ont accompagné jusqu’au lieu de son exécution.

Ce portrait est au musée Carnavalet, avec plusieurs autres œuvres de ce peintre, toutes datées de Mazas. Dans cet article, je vous invite à aller les regarder.

En août 1871, Amand Gautier a quarante-six ans. C’est un vieil ami de Gustave Courbet, on le rencontre d’ailleurs dans sa correspondance dès les années 1850, et Courbet a peint son portrait en 1867 (ce tableau est au palais des Beaux-Arts de Lille).

Il est emprisonné depuis le 13 juin.

Outre Versailles, il est sans doute passé par le Dépôt avant d’être envoyé à Mazas: une de ses aquarelles datée du 9 juillet, représente la « Cellule 62 dépôt de la préfecture de police » et d’autres la cellule 64, et sa fenêtre, le perruquier dans le guichet de la cellule, Il reste soixante-quatre jours en prison, ce qui nous amène jusque vers le 16 août. Voici un compte rendu d’audience paru dans Le Siècle daté du 19 août.

TRIBUNAL DE POLIGE CORRECTIONNELLE (10e chambre)
Usurpation de fonctions.

M. Amand Gautier, peintre de talent et homme d’une incontestable honorabilité, était membre de la fédération des artistes.
À ce titre, il a participé à la réorganisation de nos musées, c’est-à-dire au replacement des tableaux enlevés pendant le siège. Si les visiteurs, qui se promènent aujourd’hui dans le [musée du] Luxembourg ou dans le Louvre, constatent des modifications heureuses et des améliorations certaines, c’est à M. Gautier et à ses collaborateurs qu’il faut en reporter le mérite.
Déplacer et replacer des tableaux n’est pas un cas pendable, et sans doute l’autorité ne s’en fût pas émue outre mesure, si M. Gautier n’avait été victime d’une dénonciation.
Il résulte d’une lettre lue à l’audience par M. le substitut du procureur de la république, que le dénonciateur était le concierge même de la maison que l’artiste habite rua des Martyrs, 41. « Grands dieux! » s’est écrié M. Delattre, son défenseur, préservez-nous des sots et des concierges! »
Arrêté le 13 mai [juin, bien sûr], conduit à Versailles, ramené à Mazas, M. Amand Gautier comparaissait hier, après soixante-quatre jours de détention, devant la 10e chambre de la police correctionnelle sous la prévention d’avoir usurpé des fonctions publiques.
« Quelles fonctions? demande le défenseur. Celle de directeur des beaux-arts? Mais M. Charles Blanc est resté à son poste. Celles de conservateur des musées ? Mais MM. Barbet de Jouy et de Chanuevières [sic, Chennevières] sont restés à leurs postes. De fonctions usurpées, il n’y en a pas, et il vous serait impossible de les dénommer. »
Le défenseur avait raison ; aussi le tribunal l’a-t-il arrêté avant même la fin de son habile plaidoirie. « La cause est entendue », a dit M. le président Casenave. Et ie jugement rendu a renvoyé M. Amand Gautier des fins de la prévention.
C’est égal, il y a dans Paris des concierges dont il faut se défier, et cette détention de soixante-quatre jours infligée à un innocent devrait bien faire réfléchir, ceux qui donnent aussi légèrement suite à des dénonciations calomnieuses.

Le temps de l’indulgence serait-il arrivé dans la presse parisienne? Pas vraiment. Voir, dans les colonnes voisines du même journal, le compte rendu du procès à grand spectacle qui se tient simultanément à Versailles, dont je rendrai compte dans de prochains articles.

Je ne sais pas qui a vu ce qu’Amand Gautier a dessiné et peint pendant son séjour à Mazas. Ce peintre semble être connu aujourd’hui pour ses tableaux représentant des religieuses. Dans sa prison cellulaire, il a fait un « Rochefort à Mazas », qui se trouve au musée d’art et d’histoire Paul Éluard de Saint-Denis et dont on peut voir une gravure au musée Carnavalet. Beaucoup moins connues sont ses représentations de la prison cellulaire, avec la promenade cellulaire et la cuillère en bois de la prison… que l’on peut découvrir sur cette page du musée. Ne ratez surtout, ni le portrait de « Thiers dans la cellule d’attente », ni la sortie de prison du peintre, « je ne suis plus prisonnier mais les gardiens le sont encore« , datée de juillet, donc joie par anticipation (ou erreur de date), ni le défilé avec drapeaux rouges.

Je n’ai pas reproduit le texte qui accompagne le portrait de Varlin:

La fermeté.
On t’a vu mourir Varlin sans prononcer une parole, sans pousser une plainte, devant une foule aussi lâche qu’idiote, qui criait à mort.

N’en déplaise au tribunal et au Siècle, Amand Gautier avait bel et bien choisi son camp pendant la Commune.

*

Ayant dédié mon dernier roman à la mémoire d’une concierge, Madeleine Barthès, je me permets de préciser au rédacteur du Siècle que bien des concierges ont sauvé l’honneur de la profession, même dans cette époque difficile.

Livres mentionnés

Chu (Petra ten-Doesschate)Correspondance de Courbet, Flammarion (1996).

Audin (Michèle)Josée Meunier 19 rue des Juifs, L’arbalète-Gallimard (2021).

Cet article a été préparé en mai 2021.