Après la guerre civile, après les massacres de la Semaine sanglante, après les perquisitions et les arrestations, voici, « enfin », les procès.

Et, pour commencer, quatre semaines de grand spectacle: on  « juge » les « membres de la Commune », ou du moins ceux qui n’ont pas réussi à se cacher et à fuir à l’étranger — certains sont d’ailleurs toujours cachés dans Paris.

On va le voir, la connaissance des événements qui viennent de se produire n’est pas excellente parmi les vainqueurs. Ils ont donc assimilé deux membres du Comité central de la garde nationale aux membres de la Commune, c’est pourquoi j’ai utilisé des guillemets autour de cette expression. Je vous laisse interpréter les guillemets autour du verbe juger.

Je refuse de mettre une hiérarchie entre les membres de la Commune et d’écrire que les accusés ne sont « à peu près que des comparses », comme le fait Rougerie, ou « des personnalités secondaires », comme dit Lissagaray. Je décrirai les accusés dans un autre article.

Il s’agit bien d’un procès à grand spectacle. Première preuve: le décor.

La salle de spectacle est le Manège des Petites Écuries: nous sommes à Versailles, avec des écuries il faut un manège, petites écuries mais grand manège, rectangulaire, 800 mètres carrés. Pour les juges, c’est-à-dire le Conseil de guerre, une vaste estrade au fond. Au-dessus, entre des tentures vertes, un grand crucifix. De la place pour deux mille personnes.

À gauche du président, les bancs des accusés. Près d’eux, d’autres prisonniers, qui sont à l’audience parce que convoqués comme témoins. Devant, sont assis les avocats. En face, soixante-dix places réservées à la presse « aboyante », comme dit Lissagaray, des représentants de journaux français et étrangers et parmi eux Alexandre Dumas (fils). Quatre cents places sont réservés aux députés (toujours les mêmes ruraux). Plus loin encore des témoins (libres, ceux-là) parmi lesquels des membres du gouvernement. Puis une barrière, derrière laquelle il y a de la place pour cinq cents personnes debout.

Évidemment, il n’y a pas eu autant de monde tous les jours. Il y a eu vingt-trois journées d’audience (quatre semaines, moins les dimanches et moins le 15 août). Le compte rendu dont j’ai tiré ces renseignements donne peu d’information sur le public. Mais quand même. Le 14 août, la foule est nombreuse: « tout le monde veut assister à l’interrogatoire de Courbet, l’artiste célèbre ». Le 10 août, la voix du défenseur de Raoul Urbain, Maître André Rousselle, est couverte par des rumeurs bruyantes. Urbain dit alors qu’il renonce à se défendre et son avocat fait remarquer que « tous les accusés ont droit au respect », ce qu’une voix dans l’auditoire conteste: « Non! non! ». Mais écoutez bien ce qui se passe alors:

Le président: Ces manifestations sont regrettables, il n’en faut d’aucun côté.
Un garde: Mon colonel, il y a une dame dans l’auditoire qui dit qu’elle s’honore d’être du parti de ces messieurs. Que faut-il faire?

Si c’est tout ce jour-là, ce n’est pas vraiment tout. Le 31 août, c’est encore Maître Rousselle qui est interrompu par des « murmures ». Je soupçonne que c’est parce que Raoul Urbain gérait la mairie du septième pendant la Commune que ce public choisi lui en veut autant, mais c’est une autre histoire. L’avocat trouve les murmures intempestifs, il répète que « tous les accusés ont droit au respect tant qu’ils ne sont pas condamnés », ce qui augmente les rumeurs. Le président menace d’évacuer la salle. Raoul Urbain se tourne vers le public: « Fusillez-nous tout de suite, sans jugement alors! » Et le président de remarquer: « Ce n’est pas le public du fond qui fait ces manifestations ». Il y a donc un public du fond et un public de devant. Peut-être que la dame du 10 août n’était pas seule, au fond, à être du parti de ces messieurs…

Pour protéger les accusés contre ce public et ses semblables de l’avenue de Paris, un passage couvert, conduisant de la prison Saint-Pierre à la salle d’audience, a été construit.

Quant aux juges, eh bien, parlons-en. Je laisse la parole à Lissagaray (la citation en vert):

Ce procès devait être le procès-modèle, servir de type à la jurisprudence des conseils de guerre. Le procureur Dufaure [Jules Dufaure était ministre de la justice] et son Président  [Thiers] appliquèrent leur astuce chicanière à rapetisser le débat. Ils refusèrent aux accusés le caractère d’hommes politiques et réduisirent l’insurrection à un immense crime de droit commun, s’assurant ainsi le droit de couper court aux plaidoiries retentissantes et l’avantage des condamnations à la peine de mort que l’hypocrisie bourgeoise prétend abolie depuis 48 en matière politique. Le troisième conseil de guerre fut soigneusement trié. Il eut pour commissaire le commandant Gaveau, énergumène aux yeux égarés, récemment sorti d’une maison de fous et qui frappait les prisonniers dans les rues de Versailles; pour président, le colonel Merlin, un des officiers de Bazaine; le reste, assorti de bonapartistes à l’épreuve. Sedan et Metz allaient juger Paris.

Ils sont, évidemment, incompétents. Personne ne songe à leur demander à quelle école de philosophie ils ont appris la dialectique, comme l’avait fait Frankel il y a à peine plus d’un an, pas seulement parce que, heureusement pour lui, Frankel n’est pas là, mais parce que ces militaires ne comprendraient même pas. Ils sont incompétents, mais ça n’a aucune importance: ils ne sont pas là pour juger, mais pour condamner.

Dans le prochain article, je présenterai les accusés. Les suivants seront consacrés aux témoins et pièces à conviction, puis aux avocats, à l’Internationale, à Alexis Trinquet, et finalement au verdict.
À suivre, donc!

*

La « photographie » que j’ai utilisée en couverture de cet article vient du musée Carnavalet. Le grand nombre de femmes présentes m’a étonnée. Celles-là ne sont certainement pas « du parti de ces messieurs », d’ailleurs elles sont devant. Elles appartiennent — je cite encore Lissagaray — aux bourgeois de marque, aux familles honnêtes, à l’aristocratie de la prostitution, à la presse aboyante. Ces journalistes jacasseurs, ces toilettes tapageuses, ces visages souriants, ces jeux d’éventail, ces bouquets radieux, ces lorgnettes braquées dans toutes les directions, rappelaient les premières les plus élégantes.

Livres cités

Troisième conseil de guerreProcès des membres de la Commune, Versailles (1871).

Rougerie (Jacques)La Commune et les Communards, Folio (2018).

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).