En attendant de trouver — que vous m’envoyiez — davantage de témoignages de soldats versaillais, quelques conclusions sur ce que nous venons de lire (dans les articles précédents). Je les complète par des précisions… dues à Thiers.
La guerre. — Tous nos « témoins » sont déjà soldats pendant la guerre franco-prussienne. Aucun de ceux dont nous savons ce qu’ils ont fait pendant cette guerre ne s’est battu contre les Prussiens — l’un a passé l’hiver à Tarbes, un autre à Querqueville. Un autre était à Paris (Vincennes) pendant le siège prussien, mais ne semble avoir participé à aucune « sortie ».
Les troupes que nous avions étaient très jeunes, elles n’avaient pas vu le feu
dit Thiers des premiers soldats versaillais (Enquête parlementaire, p. 16). Noter que le soldat présent à Vincennes a eu l’occasion de crier « Vive la République » le 4 septembre, mais que ni lui ni aucun des autres ne mentionne Sedan ou une autre défaite française.
Le 18 mars. — Celui-ci quitte Paris avec son régiment après le 18 mars pour le camp de Satory.
L’armée, la nourriture. — Ainsi, nous avons des informations sur l’armée versaillaise: le soldat se plaint du peu de nourriture et de l’hébergement sous tentes — il est vrai qu’il a subi le siège de Paris. Un autre, quelques semaines plus tard, se dit bien nourri, mais ne donne de précision que sur le vin — un demi-litre par jour, ce qui ne semble pas énorme — et la goutte. Entretemps, la ration a été augmentée (selon Thiers).
L’armée, du renfort. — Au cours des combats, l’un d’eux nous informe de renforts venus du nord, des prisonniers libérés gentiment par les Prussiens. Toujours selon Thiers, les soldats étaient, au départ, à Versailles, 22.000. Le traité de paix fixait à 40.000 le nombre maximum des soldats de cette armée, mais, dit Thiers (Enquête parlementaire, p.16),
M. de Bismarck consentit à une augmentation qui fut d’abord de 100.000 hommes, puis de 130.000. Il nous en fournit lui-même les moyens, en nous renvoyant un nombre assez considérable de nos prisonniers.
Tourisme. — Ce sont tous des provinciaux et ils en profitent pour « visiter », notant la beauté de Versailles et l’état de ruine du château de Saint-Cloud. Plus tard, dans Paris, ils ne connaissent pas les noms des rues, mais savent que certaines sont « mauvaises », à l’est de la ville, où se trouve aussi un des « quartiers les plus sales de Paris ».
L’ennemi. — Il est nommé, ce sont « les Parisiens ». Même si un des soldats, parlant de la « sortie torrentielle » d’avril, les appelle brièvement « les révolutionnaires » — lorsqu’il avait rejoint Satory, il craignait d’ailleurs que ceux-ci arrivent à Versailles (Thiers lui-même a dit qu’il n’aurait pas répondu de la solidité de l’armée en cas d’une attaque par 70.000 hommes, à ce moment-là). Il est possible que cette dénomination, « les Parisiens » permette d’exploiter une opposition Paris/province sans doute déjà ressentie « dans les départements ». Bientôt, les soldats savent que les Parisiens préfèreront faire sauter Paris plutôt que de se rendre. Au moins l’un d’eux sait (parce qu’il est l’ordonnance d’un colonel?) que c’est un général américain (bon à rien) qui commande à Paris (à vrai dire à un moment où Cluseret n’est déjà plus délégué à la guerre). Ils savent que les « Parisiens » commettent « des atrocités », parfois même sous leurs yeux, comme le dit un des soldats, au fort d’Issy (?) et, lorsqu’ils sont entrés dans Paris, ils promettent de raconter toutes les atrocités que les « canailles de Parisiens » ont commises, sans plus de détail.
La guerre. — En attendant, ils participent à la guerre civile, dès le début avril (déclenchée par Thiers dès qu’il a eu 50.000 hommes), en particulier au fort d’Issy, à Meudon, à Vanves… parfois huit jours de suite sans être relevés — de même, c’est moi qui l’ajoute, que les bataillons de fédérés qu’ils combattent. C’est une vraie guerre — nous n’avons pas fait de prisonniers, écrit l’un d’eux. Les voici prêts à entrer dans Paris.
La propagande. — Imprégnés de la propagande de leurs chefs, ils croient que « le pont du jour » a été démoli par leurs canons, ce qui leur a permis d’entrer dans la ville, ils écrivent qu’ils étaient 300.000 (130.000 d’après Thiers), qu’ils ont fait 80.000 prisonniers (40.000) et plus de 100.000 morts (ce qui doit faire hurler Du Camp et ses coreligionnaires, mais à vrai dire moi aussi). Et l’un d’eux a même vu des Prussiens se promener dans Paris.
À Paris. — On leur jette des fleurs — ou des balles. Ils ont peur d’être empoisonnés (si l’on en croit Mac Mahon lui-même, toujours dans l’Enquête parlementaire, il y a eu un seul cas d’empoisonnement, et il était douteux). Ils enfoncent les maisons à coups de hache, ils prennent les barricades à la baïonnette. De même qu’ils avaient noté que sur les fortifications des femmes montaient la garde, ils remarquent dans la ville des femmes armées de chassepot. Des femmes (d’autres sans doute) et des enfants leur demandent pardon à genoux, mais même leurs chefs ne les laissent pas avoir pitié d’eux. Ces « canailles » ne font d’ailleurs pas pitié à tous. Ils participent à des « massacre[s] épouvantable[s] », trouvent — ou ne trouvent pas — que c’est horrible à voir, ils s’étonnent d’avoir si peu de morts. Dans la bataille du Père Lachaise, où la topographie est moins claire que celle d’une barricade au bout d’une rue, ils ont peur des insurgés.
Si l’un d’eux trouve que « c’est triste », un autre fusille à la Roquette assez de fédérés pour pouvoir, ensuite, des cadavres, faire « des tas comme du fumier »…
Ils écrivent « chez eux », le plus souvent juste après la fin des combats, dès qu’ils ont un moment de repos. Qu’ont-ils raconté quand ils sont rentrés?
Il est bien difficile d’en dire davantage avec si peu de lettres!
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J’ai déjà utilisé le dessin de la prise d’une barricade, par Daniel Vierge, dans un autre article.
Livre utilisé
Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars, volume 2, Versailles, Cerf (1872).