Suite de l’article d’Eugène Razoua dans Le Travailleur de juin 1877.

Je n’ai jamais revu Henri Fortuné [Fortuné Henry] et j’attends encore Chouteau.
Constatant l’impuissance du rappel, j’envoyai un de mes officiers au Champ-de-Mars demander du renfort au colonel Vinot. Il revint, au bout de dix minutes, me dire que le colonel avait abandonné le Champ-de Mars avec toutes les troupes fédérées. Me refusant à le croire, je dus constater moi-même l’évacuation et la solitude absolue de ce camp si animé naguère. Il était alors deux heures.
Vers les trois heures, une fusillade nourrie s’engagea sur la gauche du Trocadéro ; c’étaient les Turcos de la Commune [le bataillon de Victorine Brocher] qui ouvraient le feu sur les Versaillais. De plus en plus inquiet, j’envoyai estafette sur estafette au ministère de la guerre; le premier m’apporta un ordre, signé de je ne sais plus qui, me disant de tenir bon, que l’on allait m’envoyer cent hommes résolus. Cent hommes résolus, qu’on ne devait du reste pas envoyer, où il en aurait fallu quatre mille! Le second un ordre verbal me donnant pleine et entière liberté de manœuvres.
Vers les cinq heures, la fusillade cesse sur la hauteur et quelques obus viennent fouiller les baraques abandonnées du Champ-de-Mars. Le Trocadéro envahi se hérisse d’artillerie et le bombardement de l’École commence; les obus et les boites à balles pleuvent sur les toits et dans les cours, en particulier sur la lanterne de l’horloge où flotte le drapeau rouge, devenu l’objectif de la batterie versaillaise. Les trente-sept gardes nationaux accourus au rappel ont disparu; autour de moi se pressent une cinquantaine de soldats de la ligne, déserteurs sans armes, frémissant du sort qui leur était réservé; dans ce groupe trois ou quatre femmes qui pleurent; trois officiers de mon état-major disparaissent; nous sommes cinq ou six hommes armés, et déjà une ligne noire de troupes se déploie sur la pente du Trocadéro. Les deux officiers qui me restent, un commandant et un capitaine, me pressent de prendre une décision; évacuer l’École militaire est évidemment le seul parti à prendre; les troupes du Trocadéro descendent sur une triple ligne vers le Champ-de-Mars, leurs balles frappent déjà les murailles et les grilles; tout est fini, je donne l’ordre de battre en retraite par la place de Fontenoy et marche avec mes deux officiers, derrière le troupeau humain qui me précède, éperdu. L’École, en ce moment, était couverte de feux; je ne sais par quel hasard le Manège plein de projectiles chargés et de munitions et la poudrière de l’Annexe ont pu éviter un désastre. Je reçois à la cheville gauche un éclat de pierre produit par le choc contre le mur d’une boite à balles; contusion insignifiante et dont, à pareille heure, je ne parlai même pas. Nous gagnâmes enfin la grille et me plaçant avec mes deux officiers devant la porte du corps de garde, je fais passer tout le monde et sors le dernier avec eux.
Arrivé au ministère de la guerre vers les six heures, pour faire mon rapport, je le trouve complètement évacué. Je remonte alors péniblement vers Montmartre; ma contusion, jugée d’abord insignifiante, avait déterminé une douloureuse enflure de la cheville et du pied. C’est appuyé sur le bras du capitaine qui ne m’a jamais abandonné et qui pourrait en témoigner encore, que je me suis traîné à mon domicile.
Je rédigeai immédiatement mon rapport et l’envoyai au délégué à la guerre Delescluze, qui me répondit, dans la soirée, approuvant en tous points ma conduite, et me disant d’attendre ses ordres.
Ordres qui, hélas! ne devaient pas venir. Ordres que, mis hors de combat je n’eusse pu, du reste, exécuter.

Je demande pardon aux lecteurs du « Travailleur » de m’être trouvé dans la nécessité de parler de moi si longtemps; mais il faut que chacun de nous apporte sa page à l’histoire sinistre des massacres de Mai. C’est la meilleure et la plus impartiale façon de l’écrire.

Eugène Razoua

*

Je terminerai par deux commentaires. D’abord, cette page d’histoire se rapporte à la partie « guerre des rues » de la Semaine sanglante et pas exactement aux massacres. Ensuite, Eugène Razoua (qui avait été, nous l’avons vu, exclu par la SGDL en 1874) est mort à Genève le 28 juin 1878, de sorte qu’il n’a jamais lu l’édition de 1896 de l’Histoire de la Commune de 1871, de Lissagaray. Dans celle-ci, les deux paragraphes contestés par Razoua —

Un fait analogue se produit en même temps sur la rive gauche à l’École Militaire. En face du parc d’artillerie, les Versaillais depuis une heure du matin manœuvrent au Trocadéro. Et pas un seul des canons ne s’allume. Que fait donc le gouverneur de l’École?
Au lever du jour, la brigade Langourian attaque les baraquements du Champ-de-Mars. Les fédérés s’y défendent énergiquement et ne peuvent être délogés que par les obus du Trocadéro. Ils se replient sur l’École, repoussent encore longtemps l’effort des troupes, et laissent ainsi au VIIe arrondissement le temps de se lever.

— de l’édition de 1876 ont été remplacés par

De même rive gauche à l’Ecole militaire. En face du parc d’artillerie, les Versaillais, depuis une heure du matin, manœuvrent au Trocadéro. Pas un seul des canons de la Commune ne les a inquiétés.
Au lever du jour, la brigade Langourian s’avance sur les baraquements du Champ-de-Mars. Ils étaient à peu près vides, quoi qu’ait écrit Vinoy. Ils n’en sont pas moins incendiés par les obus du Trocadéro — le premier incendie des journées de Mai, et avoué par les Versaillais eux-mêmes. L’École militaire tombe entre leurs mains.
Le VIIe arrondissement se lève.

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Le tableau utilisé en couverture est dû à Jules Girardet et je l’ai trouvé au musée Carnavalet. L’utiliser ici est trompeur. Il est anachronique: il se « passe » le 24 mai. On ne voit pas l’incendie de l’École militaire, dont parle Lissagaray, qui est le premier et le seul le 22 mai, mais les incendies, depuis l’École militaire. Les bâtiments en bas à droite font partie de l’École militaire, le dôme est celui des Invalides, les flèches celles de Sainte-Clotilde et, derrière, c’est l’incendie des Tuileries.

Livres cités

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, Bruxelles, Librairie contemporaine de Henri Kistemaeckers (1876), — Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).