En 1876 paraît la première édition de l’Histoire de la Commune de 1871, de Prosper-Olivier Lissagaray.
Ses premiers lecteurs sont les proscrits communards. Eugène Razoua, à Genève, en fait partie. Il a été le gouverneur de l’École militaire. Il envoie ses remarques au journal Le Travailleur, de Genève (je vous revoie à la présentation de ce journal sur le site archivesautonomies), qui les publie dans son numéro de juin 1877. Les voici (la citation est en vert).
Tribune libre
La nuit du 21 au 22 mai 1871
Le Citoyen Lissagaray dit dans son Histoire de la Commune page 350:
Un fait analogue (analogue à celui de Montmartre) se produit en même temps sur la rive gauche à l’École Militaire. En face du parc d’artillerie, les Versaillais depuis une heure du matin manœuvrent au Trocadéro. Et pas un seul des canons ne s’allume. Que fait donc le gouverneur de l’École?
Au lever du jour, la brigade Langourian attaque les baraquements du Champ-de-Mars. Les fédérés s’y défendent énergiquement et ne peuvent être délogés que par les obus du Trocadéro. Ils se replient sur l’École, repoussent encore longtemps l’effort des troupes, et laissent ainsi au VIIe arrondissement le temps de se lever.
Autant de mots, autant d’erreurs!
Voici la vérité, toute la vérité sur l’occupation de la place de l’École Militaire, dont j’étais le commandant, et je défie qui que ce soit de dire que je m’en sois écarté.
Le Dimanche, 21 mai, vers les sept heures du soir, le bruit de l’attaque couronnée de succès des troupes de Versailles contre le mur d’enceinte se répandit sur les boulevards. Sauter en voiture et courir au ministère de la guerre fut, pour moi, l’affaire de quelques minutes. Je m’attendais à trouver là une grande agitation; il n’en était rien quoique l’on sût la nouvelle. Toutes les mesures, me dit-on, avaient été prises, le succès de surprise des Versaillais se transformerait infailliblement en une défaite honteuse. Demandant des instructions et des ordres, on me dit que je les recevrais en temps et lieu et de me tenir prêt à tout événement. Le Chef d’état-major me pria, en même temps, de donner l’ordre au bataillon dit Bataillon de La Cécilia, caserné à l’École militaire, de marcher à l’ennemi. À mon arrivée, je communiquai l’ordre au commandant de ce bataillon qui se mit en devoir de l’exécuter, et renseignai sur la situation le général La Cécilia, qui arrivait du Petit-Vanves et ne se doutait de rien.
Immense pâté de bâtiments (casernes, écuries, logements), dont la façade occupe toute l’étendue du Champ-de-Mars, l’École militaire, bien loin d’être une place forte, n’a même jamais été considérée comme une place défendable. L’accès sur tous les points en est plus que facile, et le Trocadéro pris et occupé par de l’artillerie, l’École militaire, même bourrée de troupes et de munitions, est prise.
J’avais, dès mon arrivée, fait doubler les postes, visité et fait fermer les portes et les grilles, recommandant à chacun la plus stricte vigilance. Le calme le plus complet régna jusqu’à onze heures. Je dois ici faire une observation très importante pour la clarté de ce récit. Les troupes fédérées massées au Champ-de-Mars n’étaient nullement sous mes ordres; le colonel Vinot, campé sous la tente avec son état-major au milieu d’elles, en avait seul la direction et le commandement. Commandant de place, mon autorité expirait aux grilles des bâtiments!
Entre onze heures et minuit, Henri Fortuné [Fortuné Henry], membre de la Commune, m’apporta un pli de l’état-major m’intimant l’ordre de rassembler les hommes que je pouvais avoir sous la main et de me tenir prêt à marcher à la barricade de Grenelle. L’École militaire, désignée pour la formation et l’instruction des corps, ne renfermait pas de troupes de marche; le bataillon incomplet qui la gardait était à peine suffisant pour le service.
— Combien pouvez-vous rassembler d’hommes? me demanda Fortuné.
— Si je puis, dans une heure, en mener deux cent cinquante à trois cents à la barricade, je me considérerai, lui répondis-je, comme très heureux.
— Mais on m’a dit au ministère de la guerre que l’on pouvait facilement détacher mille hommes de l’École militaire.
— Ceux qui vous ont dit cela sont des ânes, lui dis-je avec quelque humeur; en tous cas, l’expérience est facile.
Là dessus, je fis battre et sonner le rappel par les tambours et les clairons et lançai mes adjudants de place dans les chambrées pour accélérer le mouvement.
Fortuné me quitta, en me disant de rester en piquet d’attente jusqu’à nouvel ordre.
Vers deux heures, Chouteau [Henri Chouteau], membre du Comité Central, apparut.
J’étais au milieu de la cour en tenue de marche, avec mon état-major; tambours et clairons battaient et sonnaient le rappel en désespérés depuis une heure et demie.
— Où sont tes hommes? me demanda Chouteau.
— Voilà! répondis-je, en lui montrant trente-sept gardes nationaux rangés, l’arme au pied.
— Tout ça! fit-il.
— Tout ça.
Il fit faire un demi tour à son cheval blanc et repartit au galop en criant:
— Je vais rendre compte à la guerre et demander du renfort; attends moi.
*
L’image est découpée dans mon plan de Paris préféré. On y voit le Trocadéro (en haut à gauche), le Champ-de-Mars, l’École Militaire et les Invalides.
Livre cité
Lissagaray (Prosper-Olivier), Histoire de la Commune de 1871, Bruxelles, Librairie contemporaine de Henri Kistemaeckers (1876).