Voici l’essentiel de la lettre de Gaspard Elmer (qui a une petite notice dans le Maitron) publiée parmi les annexes de La Suisse et la Commune de Paris, de Marc Vuilleumier, dont j’ai parlé dans l’article précédent. Un témoignage sur la Semaine sanglante et la répression, à ajouter à ceux publiés dans La Semaine sanglante et La Semaine de Mai.

Sèvres, [25] juin 1872

Très honoré Dr Kern, tout comme les chers Suisses auxquels il pourrait être donné l’honneur, grâce au Dr Kern, de lire ces lignes, croyez que je suis en mesure de confirmer par un saint serment que ce que ma faible plume exprime ici est la pure vérité. […] C’est un devoir sacré pour un homme, s’il est en état de le faire, de pouvoir répandre la vérité; aussi je veux chercher à raconter un peu ce que j’ai vu et ce que les pantalons rouges, que l’on a soigné comme des frères en Suisse [allusion à l’armée de Bourbaki], sont capables de faire. Ayez patience, je n’ai vu que les trois premiers jours [il a été fait prisonnier le 23 mai]!

Pendant le siège, moi aussi j’ai généreusement exposé ma vie, j’ai, sans me plaindre, souffert la faim et le froid aux avant-postes de Maisons-Alfort et ai plusieurs fois monté la garde six heures de suite en sentinelle perdue. Pour tout remerciement, le 12 février, nous les amis de la France, on nous a désarmés sans un mot. Peut-on me jeter la pierre si un peu de ressentiment m’est resté au cœur?

Le 23 mai, je fus fait prisonnier dans la Mairie Drouot [rue Drouot, mairie du IXe]; un général se trouvait là; la plupart d’entre nous étions déjà collés au mur pour être fusillés; mais le bruit du canon se faisait de plus en plus proche et les soldats n’avaient pas le temps. Le général les consola par ces mots:

N’ayez pas peur, demain vous aurez le plaisir d’envoyer ces charognes dans l’autre monde!

Comme le soleil s’était déjà couché, on nous conduisit dans une maison, boulevard Malesherbes. Le 24 au matin, au nombre d’environ 200, nous fûmes conduits de la cour de cette maison au Parc Monceau pour, de là, être expédiés de manière naturelle dans l’éternité. Comme, dans ce joli jardin, au lieu de fleurs, il y avait partout des cerveaux, des jambes ou d’autres membres, au lieu des gentils arbustes, des pyramides d’hommes fusillés, toujours sans armes, l’espace était occupé et on chercha une place convenable pour nous. Pendant ce temps arrivèrent 400 autres prisonniers; le commandant trouva qu’il n’y avait plus assez de place; il ordonna de nous conduire à Versailles et dit:

Au camp de Satory, il y aura plus de place pour leur régler leur affaire!

Malheur à celui qui portait une montre ou une chaîne; les soldats, à demi ivres, se sont partagé tout ce qu’ils ont ainsi conquis; devant mes yeux, un sergent a pris ses bijoux à un pauvre diable, a donné la chaîne à son caporal, gardé la montre en or pour lui, collé l’homme à un mur, commandé quatre tueurs et: « Feu! »

Des femmes à demi folles de peur et de douleur, qui demandaient à genoux la grâce de leur époux innocent, l’ont reçue en étant clouées à terre par un coup de baïonnette. Un peu plus loin, nous rencontrâmes plusieurs voitures tirées par quatre chevaux, toutes remplies de cadavres; un lieutenant de chasseurs à cheval nous les montra en disant:

Ce soir, canailles, vous vous promènerez comme cela en voiture.

Sur la route de Paris à Versailles, les malheureux vieillards ou blessés qui ne pouvaient marcher à cause de l’âge, de la soif ou de la douleur ont été impitoyablement fusillés, assommés ou transpercés à coups de baïonnettes par les « courageux vainqueurs des Prussiens ».

Enfin nous arrivâmes à la sainte ville, ornée de son beau château qui pue un peu le droit divin. Ce que nous avons reçu là comme affronts, aucune plume ne pourra l’exprimer. Un respectable vieillard, un adepte de notre Sauveur qui est mort sur la croix et qui prêche en son nom le royaume des cieux, nous jetait des pierres et criait aussi fort que son âge le lui permettait:

Fusillez-les; le bon Dieu trouvera les siens!

Lorsque les grands vainqueurs crurent enfin nous avoir assez montrés à Versailles, ils nous conduisirent au camp de Satory, en un emplacement qui était entouré de quatre murs; heureux celui qui se procura un peu d’eau; nous restâmes nuit et jour en plein air; pendant la nuit, quand par malheur l’un se levait il était fusillé sans autre forme de procès. Plusieurs sont ainsi tombés. Le 26 [vendredi], la pluie commença, pour ne plus s’arrêter jusqu’au samedi soir; on était toujours sans la moindre protection; tous les matins, certains d’entre nous étaient emmenés et fusillés sans interrogatoire ou autres questions.

Le 27 au matin, je trouvai un capitaine qui voulut se payer la joie de refroidir (c’était là son expression) quelques artilleurs. Comme ceux-ci étaient faciles à reconnaître à leurs pantalons, je tombai entre ses mains avec neuf autres; nous étions déjà, tous les dix, conduits au mur; mais comme au pied de celui-ci il y avait trop de fusillés, on ne put nous mettre assez près de lui. Nous voulûmes aussi payer nos travailleurs; chacun donna ce qu’il avait sur lui; mais comme le capitaine ne trouvait pas notre place assez commode et nous voyait d’un tel sang-froid, il ordonna d’attendre jusqu’au soir pour pouvoir entre temps nettoyer la place. Le soir, je me suis glissé dans les rangs de ceux qui étaient destinés à Brest; j’y suis arrivé le 29 à 4 heures du matin.

Impossible de raconter ce que chacun a souffert sur les pontons: dans les premiers temps, la faim et la soif, puis la maladie. Là où nous fûmes le plus mal traités, quant à la nourriture et à la propreté, ce fut sur le Tilsitt, commandant Zédé; il est vrai qu’il a perdu deux fils dans la Commune!

Très honoré, Monsieur le Ministre, ce que, comme beaucoup d’autres, j’ai souffert, est naturellement trop long pour trouver place dans une lettre; aussi je veux au moins vous dépeindre encore le Conseil de Guerre! Le 15 mai [1872], j’étais devant les mêmes officiers que ceux qui, dans la semaine terrible de mai 1871, avaient enivré leurs soldats et les avaient forcés au meurtre, pour être jugé par eux. Leurs décorations étaient encore souillées du sang de mes frères. Je dois reconnaître que le président me donna toute liberté de me défendre; je l’ai fait sans crainte; le commissaire du gouvernement ne put me faire aucun reproche pour ma vie depuis 18 ans [le temps depuis lequel il est en France]; il ne put prouver que j’avais fait usage d’armes; je fus condamné pour avoir porté l’uniforme [à la déportation simple — sa peine fut ensuite commuée en trois ans de prison]. Le seul reproche du colonel fut de me dire:

Si vous vous étiez adressé à votre représentant, il vous aurait donné les moyens de rentrer dans votre patrie, car M. Kern est le plus honnête homme que l’on puisse trouver à Paris.

Ce fut la seule conclusion, et maintenant j’attends avec patience, car hier c’était le quarantième jour depuis ma condamnation.

Dédié par un Glaronnais reconnaissant au très honoré Monsieur le Ministre Kern, avec la prière de ne pas dédaigner ces faibles parole.

Signé: Gaspard Elmer, de Glaris.

Source

Cette lettre vient des Archives fédérales suisses, via le livre:

Vuilleumier (Marc), La Suisse et la Commune de Paris, 1870-1871, Éditions d’En-bas (2022).

Les autres livres cités sont

Audin (Michèle)La Semaine sanglante. Mai 1871, Légendes et comptes, Libertalia (2021).

Pelletan (Camille), La Semaine de Mai, présentation et notes de Michèle Audin, Libertalia (2022).