Charles Delescluze, journaliste républicain, condamné et déporté à Cayenne par l’empire, élu à la Commune par le onzième arrondissement, délégué civil à la guerre, a été tué le 25 mai 1871 sur la « barricade du Château-d’Eau ». Il avait 61 ans.
Dans les termes d’aujourd’hui, il s’agit d’une grande barricade à l’entrée du boulevard Voltaire, place de la République. Nous connaissons l’histoire de cette mort, Theisz l’a évoquée pour nous dans cet article et le suivant, nous avons fait le point sur ce qui s’était passé le 25 mai sur le boulevard Voltaire, en convoquant les « témoins », Theisz, Lissagaray, Jourde, et ceux qui ont parlé à Maxime Vuillaume.
J’ai signalé, en parlant de son livre, la belle page de Lissagaray qui raconte cette mort.
Avant d’en venir à Monsieur Ducamp (Du Camp de Satory, comme l’appelait Louise Michel), citer cette page de Lissagaray s’impose. La voici (en vert):
À sept heures moins un quart environ, près de la mairie, nous aperçûmes Delescluze, Jourde et une cinquantaine de fédérés marchant dans la direction du château-d’Eau. Delescluze dans son vêtement ordinaire, chapeau, redingote et pantalon noir, écharpe rouge autour de la ceinture, peu apparente comme il la portait, sans armes, s’appuyant sur une canne. Redoutant quelque panique au Château-d’Eau, nous suivîmes le délégué, l’ami. Quelques-uns de nous s’arrêtèrent à l’église Saint-Ambroise pour prendre des cartouches. Nous rencontrâmes un négociant d’Alsace, venu depuis cinq jours faire le coup de feu contre cette Assemblée qui avait livré son pays; il s’en retournait la cuisse traversée. Plus loin, Lisbonne blessé que soutenaient Vermorel, Theisz, Jaclard. Vermorel tombe à son tour grièvement frappé; Theisz et Jaclard le relèvent, l’emportent sur une civière; Delescluze serre la main du blessé et lui dit quelques mots d’espoir. À cinquante mètres de la barricade, le peu de gardes qui ont suivi Delescluze s’effacent, car les projectiles obscurcissaient l’entrée du boulevard.
Le soleil se couchait, derrière la place. Delescluze, sans regarder s’il était suivi, s’avançait du même pas, le seul être vivant sur la chaussée du boulevard Voltaire. Arrivé à la barricade, il obliqua à gauche et gravit les pavés. Pour la dernière fois, cette face austère, encadrée dans sa courte barbe blanche, nous apparut tournée vers la mort. Subitement, Delescluze disparut. Il venait de tomber foudroyé, sur la place du Château-d’Eau.
Quelques hommes voulurent le relever; trois sur quatre tombèrent. Il ne fallait plus songer qu’à la barricade, rallier ses rares défenseurs. Johannard, au milieu de la chaussée, élevant son fusil et pleurant de colère, criait aux terrifiés: « Non! vous n’êtes pas dignes de défendre la Commune! » La nuit tomba. Nous revînmes, laissant, abandonné aux outrages d’un adversaire sans respect de la mort, le corps de notre pauvre ami.
Il n’avait prévenu personne, même ses plus intimes. Silencieux, n’ayant pour confident que sa conscience sévère, Delescluze marcha à la barricade comme les anciens Montagnards allèrent à l’échafaud. La longue journée de sa vie avait épuisé ses forces. Il ne lui restait plus qu’un souffle; il le donna. Il ne vécut que pour la justice. Ce fut son talent, sa science, l’étoile polaire de sa vie. Il l’appela, il la confessa trente ans à travers l’exil, les prisons, les injures, dédaigneux des persécutions qui brisaient ses os. Jacobin, il tomba avec des socialistes pour la défendre. Ce fut sa récompense de mourir pour elle, les mains libres, au soleil, à son heure, sans être affligé par la vue du bourreau.
Maxime Ducamp a consacré plusieurs pages à sa version de ces moments, dans le premier volume de ses Convulsions. Notez que, contrairement à Theisz, Jourde et Lissagaray, il n’était pas présent. Je discuterai de ses sources dans les deux articles suivants. Pour l’instant, je lis son texte (le chapitre commence p. 388). Il déballe la rhétorique d’usage, longue liste des incendies, justifiant la réaction des « troupes françaises ». La vue des premiers incendies les remplit de colère; la résistance des insurgés les exaspéra, et il ne fut plus possible de les modérer [J’utilise cette couleur pour les citations de Ducamp]. Quelques allusions historiques permettent de durer jusqu’à la page 395 et on en vient à Delescluze, avec une description qui semble « objective », ce qui n’est pour l’auteur qu’une façon de faire passer son il était de ces hommes de coterie pour lesquels les convictions et les passions politiques tiennent lieu de talents naturels ou acquis, et son comme la plupart des sectaires de cette espèce, il avait l’intelligence courte et acérée. Je vous passe une page dans ce style pour en venir au fait: Delescluze sut mourir pour une cause néfaste. Passons encore, jusqu’à une information sur laquelle je reviendrai dans le prochain article: une note secrète expédiée le 15 mai de Belgique à Versailles affirmait que Delescluze venait de faire louer un appartement à Bruxelles, afin de s’y réfugier après la défaite prochaine qu’il prévoyait.
L’historien objectif fait état de deux versions contradictoires de la suite, pas plus vraies l’une que l’autre. Il cite Jourde, puis Lissagaray. Et enfin, p.404, il arrive à la vérité, mais prévient le lecteur que son récit ne repose que sur des conjectures, mais […] tellement probables, appuyées de témoignages si concordants, qu’elles équivalent, pour ainsi dire, à la certitude. Description horrifique de la mairie du onzième, où Delescluze signe l’ordre d’extraire tous les otages des deux prisons de la Roquette, reste deux heures au 4 boulevard Voltaire (?), retourne à la mairie, où les membres de la Commune se disputent et où il est menacé, il reprend le boulevard Voltaire où il y a même un fédéré pour lui tirer dessus (mais il le rate, rassurez-vous, c’est bien une balle versaillaise qui le tue), et il tombe devant le 5 boulevard Voltaire (notez le 4, puis le 5, il semble important de nier la mort sur la barricade dont Ducamp a pris la peine de préciser qu’elle joignait les numéros 1 et 2, trop glorieuse, la barricade?) où on retrouve son corps le 27 mai (en fait le corps est passé par l’église Sainte-Elisabeth et le square du Temple). On lui fait les poches, dans lesquelles on trouve le soupçon (dénonciation contre Vermorel qui voulait le tuer), l’ivrognerie (commande d’eau de vie) et la débauche (lettre de la citoyenne Verdure) — j’y reviendrai.
Sûrement vous voulez connaître les sources des ces pages…
alors, à suivre, ici et là!
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Delescluze en Don Quichotte, par Nérac, a été dessiné après la Commune et la mort du héros (« Plus d’états-majors galonnés » date du début de la Semaine sanglante) et se trouve au musée Carnavalet.
Les sources (les miennes)
Scheler (Lucien), Albert Theisz et Jules Vallès, Europe 499-500 (Novembre-décembre 1970), p. 264-272.
Lissagaray (Prosper-Olivier), Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).
Jourde (Francis), Souvenirs d’un membre de la Commune, Henri Kistemaeckers, Bruxelles (1879).
Vuillaume (Maxime), Mes Cahiers rouges, édition intégrale inédite présentée, établie et annotée par Maxime Jourdan, La Découverte (2011).
Du Camp (Maxime), Les Convulsions de Paris, Paris, Hachette (1879).