Marguerite Lachaise a été acquittée en janvier 1872 dans le procès de l’exécution des otages à la Roquette. Mais elle est encore accusée dans « l’affaire Beaufort ». Nous l’avons très rapidement évoquée dans l’article précédent. Essayons de comprendre, un peu plus longuement, ce qui s’est passé. Le 24 mai en début d’après-midi, à proximité de la mairie du onzième. Voici ce que dit Lissagaray:

L’abandon de l’Hôtel-de-Ville [le 24 mai, donc] coupe la défense en deux, accroît la difficulté des communications. Les officiers d’état-major qui n’ont pas disparu, parviennent avec peine au nouveau quartier général. Ils sont arrêtés aux barricades, contraints de porter des pavés. S’ils montrent leurs dépêches, invoquent l’urgence, on répond:

Il n’y a plus de galons aujourd’hui!

La colère qu’ils inspirent depuis longtemps éclate ce matin même. Rue Sedaine, près de la place Voltaire, un jeune officier de l’état-major général, le comte de Beaufort est reconnu par des gardes du 66e bataillon qu’il a menacés quelques jours auparavant au Ministère de la Guerre. Arrêté pour violation de consigne, Beaufort avait dit qu’il purgerait le bataillon et, la veille, près de la Madeleine, le bataillon avait perdu soixante hommes. Arrêté et conduit devant un conseil de guerre qui s’installe non loin de la mairie dans une boutique du boulevard Voltaire, Beaufort produit des états de services à Neuilly, à Issy et de tels certificats que l’accusation est abandonnée. Néanmoins les juges décident qu’il servira comme simple garde dans le bataillon. Quelques-uns des assistants renchérissent et le nomment capitaine. Il sort triomphant. La foule qui ne connaît pas ses explications gronde en le voyant libre; un garde se précipite sur lui. Beaufort a l’imprudence de sortir son revolver. Il est aussitôt saisi et rejeté dans la boutique. Le chef d’état-major n’ose pas venir au secours de son officier. Delescluze accourt, demande un sursis, dit que Beaufort sera jugé. On ne veut rien entendre. Il faut céder pour éviter une mêlée affreuse. Beaufort, conduit dans un terrain vague situé derrière la mairie, est passé par les armes. Il était très probablement — on le verra — dans les conspirations.

Notre historien préféré aurait-il encore omis les femmes? Theisz nous a bien parlé de Marguerite Lachaise. Et d’ailleurs, elle passe en procès, il y a cent cinquante ans ces jours-ci, pour cette affaire, justement. Voyons Maxime Vuillaume:

Un grand mouvement se fait soudain du côté de l’entrée du boulevard Voltaire. Des bras se lèvent, avec de grands cris.
— À mort! À mort!
Au-dessus des têtes, dépasse le torse en uniforme d’un cavalier, capitaine d’état-major, la poitrine barrée d’aiguillettes d’or. Le cheval blanc se cabre. L’officier disparaît, tiré à bas de sa monture. Les cris redoublent.
— À mort, le traître!
Une cantinière en uniforme, ceinturée de rouge, la jaquette déboutonnée, le chapeau rond rejeté en arrière, désigne du doigt l’officier. C’est la cantinière du 66e bataillon, Lachaise, qui crie d’une voix éclatante:
— C’est la canaille qui nous a fait massacrer!
[…]
Beaufort était brave — il avait été à Neuilly, aux côtés de Dombrowski — et quelque peu noceur. Un jour qu’il rentrait au ministère, le factionnaire de garde, un fédéré du 66e bataillon, le trouvant par trop éméché, lui barra l’entrée. Furieux, le capitaine d’état-major interpella grossièrement le factionnaire et les fédérés rassemblés au bruit de la dispute.
— Ah! vous êtes le 66e, leur cria Beaufort en les quittant. Je me souviendrai de vous et je vous promets de vous purger à ma façon. 
[…]
Quelques jours après cette scène, l’armée de Versailles entrait à Paris.
Le 66e bataillon était envoyé aux avancées à la Madeleine, où grondait déjà la bataille. Il y était décimé, laissant soixante des siens sur le pavé. Six hommes du bataillon, cernés et faits prisonniers, avaient été fusillés sous les yeux de leurs camarades, retranchés un peu plus bas.
Dans la nuit du mardi, harassés, traînant leurs blessés, ramenant quelques-uns des morts, les hommes du 66e regagnèrent le onzième arrondissement.

Il y a plus ou moins un tribunal qui s’improvise dans la mairie, avec Ferré et Genton, Delescluze est là aussi… mais c’est finalement un lynchage…

Beaufort déchiré, défiguré, sanglant, eût attendri les pavés de la rue. La cantinière qui l’a dénoncé, celle qui a demandé à grands cris sa mort, Lachaise sent à cet instant suprême son cœur de femme s’amollir. Elle se jette en face des fusils.
— Ah! ne le tuez pas, crie-t-elle désespérée. Je ne veux pas qu’on le tue!
Vaines et tardives supplications. La foule ruée sur Beaufort ne pourrait même plus arrêter son élan. Les fusils s’abattent sur le capitaine.

Le procès de l’Affaire Beaufort s’ouvre le 20 juin 1872 devant (toujours) le sixième conseil de guerre. Marguerite Lachaise comparaît avec Alfred Léon Denivelle. Deux autres accusés sont jugés par contumace, dont Auguste Lachaise. Voici ce que Marguerite Lachaise répond quand elle est interrogée:

Quand de Beaufort est passé rue Sedaine, et que je l’ai aperçu, il était déjà arrêté; ce n’est donc pas moi qui l’ai fait arrêter. À ce moment, je n’étais pas encore revêtue de mon costume de cantinière. Le seul propos que j’ai tenu a été celui-ci: « Il ne purge donc pas le 66e! » Je suis ensuite rentrée chez moi, où j’ai mis mon costume, puis je me suis rendue sur la place Voltaire.
De Beaufort avait été conduit dans le bureau du commandant, j’y suis entrée, et là j’ai vu Genton qui l’interrogeait, tandis au’un secrétaire écrivait. De Beaufort se défendait d’avoir trahi la Commune, en rappelant qu’il était à Issy et à Neuilly où il avait rendu de grands services à l’état-major. Après avoir entendu ses explications, beaucoup de fédérés voulaient néanmoins le fusiller, Lachaise et moi avons fait ce que nous avons pu pour les empêcher. De Beaufort a alors envoyé prévenir le colonel Henri de sa situation, mais Henri ne voulut pas se se déranger et on eut recours â M. Delescluze qui vint, prit les papiers de de Beaufort, monta sur un banc et voulut fournir des explications, mais on refusa de l’entendre. Il y avait là plus de mille personnes et ie bruit qui se faisait était très considérable.
M. Delescluze voyant qu’il ne pouvait rien malgré ses efforts, remit les papiers de de Baufort à un officier qui lui-même me les remit. Munie de cas papiers, j’ai fait, ainsi que Lachaise, tout ce qui m’a été possible pour empêcher l’exécution. Du reste je ne suis pas allée sur le lieu de l’exécution et comme des curieux me demandaient ce qui provoquait le rassemblement, je dis: « Ce sont des lâches qui veulent fusiller le comte de Beaufort, sous prétexte que c’est un traître, mais ce n’en est pas un. »

Il n’est pas exclu que Beaufort ait été un traître — l’appendice XLVII du livre de Lissagaray comme la dernière phrase de la citation ci-dessus semblent l’indiquer. Ce procès pour homicide sur un communard peut-être aussI… En tous cas, Marguerite Lachaise n’en savait rien.
Elle a été condamnée, le 19 juin 1872, à la peine de mort — les quatre accusés ont été condamnés à la peine de mort. Le 14 septembre, cette peine a été commuée en travaux forcés à perpétuité. Elle est partie de Toulon sur le bateau « le Finistère » le 1er septembre 1874, pour la Guyane. Elle est arrivée le 8 octobre, elle a été internée le jour-même aux Iles-du-Salut. Elle y est restée jusqu’à l’amnistie de juillet 1880. Elle est ensuite rentrée en France. Quand elle est morte, le 1er mars 1888, elle était « mécanicienne ».

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J’ai déjà utilisé plusieurs fois la photographie de Marguerite Lachaise.

Livres cités

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).

Vuillaume (Maxime), Mes Cahiers rouges, édition intégrale inédite présentée, établie et annotée par Maxime Jourdan, La Découverte (2011).