Nous sommes le 7 juillet 1872. Jean-Baptiste Millière, qui avait été, il y a à peine deux ans et demi, le directeur-gérant de La Marseillaise, est mort depuis plus d’un an, assassiné sur les marches du Panthéon. Henri Rochefort, qui avait été le rédacteur en chef de ce journal, attend, après son procès, dans la prison du château d’Oléron, un bateau pour la Nouvelle-Calédonie…
Il y a eu, depuis La Marseillaise, la guerre et le siège de Paris, la Commune, les massacres et les conseils de guerre. Après le procès de Blanqui… Le Figaro doit s’ennuyer. En tout cas, ce 7 juillet, il publie une lettre et un brouillon de lettres (parues, dit-il, dans L’Autographe, certes, mais Le Figaro et L’Autographe avaient le même directeur…), et que voici (j’utilise cette couleur pour les citations de ce journal):
Deux lettres formant la base de la petite querelle de ménage qui a brouillé MM. Rochefort et Millière. On verra sur quel ton se traitaient ces deux défenseurs des droits du peuple.
22 juillet [1870]
Mon cher Millière,
Je suis seul propriétaire et fondateur de la Marseillaise, faite avec mon argent et sous ma responsabilité.
Je vous avais choisi pour administrer mon journal. Vous avez cru devoir m’envoyer votre démission. Je l’ai acceptée et j’ai pourvu à votre remplacement.
Vous ne faites donc plus partie de la maison à aucun titre, aussi la demande que vous m’adressez me paraitrait-elle le comble de l’audace si je n’étais convaincu que vous la considérez vous-même comme une mauvaise plaisanterie.
Votre dévoué, HENRI ROCHEFORT.
J’apprends à l’instant votre refus de rendre l’argent déposé en votre nom. Ceci clôt toute discussion. Vous êtes un lâche et un voleur, et je ne puis que m’applaudir d’être à jamais séparé de l’individu qui a laissé disparaître 16.500 francs de la caisse. Vous voyez que la rédaction avait raison quand elle m’assurait que vous étiez une affreuse canaille. H. R.
Les seize mille francs dont il s’agit avaient été versés pour le monument de Victor Noir, ou pour les grévistes du Creuzot. La réponse de Millière est modérée; il se contente de se disculper et d’en appeler au jugement du parti socialiste qui jugera entre lui, Millière, et ceux qui mènent Rochefort par le bout du nez dans une aussi « jolie voie ».
Ce qui soulève deux questions: pourquoi Le Figaro relance-t-il une aussi vieille histoire, d’une part, et comment a-t-il eu connaissance de ces lettres, de l’autre.
À vrai dire, ce journal a déjà attaqué (la mémoire de) Millière, à l’aide de cette histoire de souscription, dans son numéro du 17 décembre (1871), mais il s’agissait surtout alors de s’attaquer à Jules Mottu, à son journal Le Radical, et à sa souscription pour les familles des « insurgés ». Toutefois, même s’il est mort depuis plus d’un an, on parle encore beaucoup de Millière.
- D’abord, Le Figaro a déjà tenté de répandre l’idée que Millière n’était pas mort. Je cite encore un figarotier, dans le numéro du 21 janvier (1872):
Celui-là a été vraiment fusillé, mais il n’en est pas mort. C’est Millière, qui, après son exécution sur les marches du Panthéon, a été enlevé mystérieusement et conduit en Suisse, où il se trouve encore en ce moment.
Mais l’ex-gérant de la Marseillaise est hors d’état de nuire pour longtemps. Il a reçu huit ou dix balles et si, par miracle, il est vivant, il ne peut se servir ni de ses bras ni de ses jambes.
Que va dire de cette résurrection madame Millière, qui allait se remarier?
Ignominie que toute la « presse aboyante » a reprise. Louise Millière a écrit une lettre que Le Figaro n’a pas publiée mais d’autres journaux, si. La voici (dans une couleur adaptée), copiée dans Le Français du 24 janvier:
Monsieur,
Vous annoncez dans le numéro du Figaro, dimanche, 21, la résurrection de Millière et le mariage de sa veuve.
Vous avez été certainement mal informé, car Millière, qui, fusillé sur les marches du Panthéon, a reçu non pas dix, mais vingt balles dans le corps et le coup de grâce dans l’oreille, est mort, et bien mort.
D’autre part, n’ayant jamais renié les convictions de mon mari, je ne consentirais point à échanger son nom contre un autre, quelque honorable qu’il puisse être. Veuillez, Monsieur, agréer mes salutations
Louise Millière,
rue Turbigo, 65.
- Ensuite, le nom de Millière est revenu plusieurs fois au cours du procès de Blanqui, puisque nous l’avons vu tous les témoins ont répété et répété leur histoire de la soirée du 31 octobre et que ce soir-là, Millière aussi était à l’Hôtel de Ville ce soir-là.
- Enfin, les journaux ont volontiers publié la déposition du capitaine Garcin au cours de l’Enquête parlementaire, lequel racontait, précisément, l’ « exécution » (l’assassinat) de Millière.
Il nous reste à comprendre comment Le Figaro avait eu connaissance de ces lettres. Et c’est, justement, Louise Millière qui va nous l’expliquer, dans le prochain épisode — euh, je veux dire article.
*
La photographie de couverture est un portrait, par l’atelier Nadar, de Louise Millière, « femme du député », sans doute prise en 1871. Je l’ai trouvée sur Gallica.
Sur la mort de Millière, outre nos articles, n’hésitez pas à lire La Semaine de Mai, de Camille Pelletan.
Pelletan (Camille), La Semaine de Mai, présentation et notes de Michèle Audin, Libertalia (2022).