Voici donc Cendrine (voir notre article 0).
Les Droits de l’homme, 371, 25 mars 1878.
Suite de l’épisode précédent.
Le grand-père n’était pas si fort, on l’avait renvoyé de l’atelier parce qu’il était trop vieux, et il ne faisait plus rien, sinon que de mener boire les chevaux de tel ou tel et de se tenir sur la berge pour de loin en loin faire des commissions, qui lui rapportaient quelques sous. Quelquefois, il en achetait de petits gâteaux aux enfants; mais plus souvent, il ne résistait pas au désir de les aller boire, après quoi il se trouvait paf, et sa fille le grondait et lui faisait honte.
C’était une bouche inutile dans le ménage, ce pauvre vieux; il le savait bien, et il en pleurait parfois, mais sans pouvoir s’empêcher, quand il se sentait l’estomac trop faible, de s’aller réchauffer d’un verre de vin, en suite duquel il ne pouvait non plus s’empêcher d’en prendre un autre, et plusieurs parfois. Il avait d’ailleurs l’air d’un squelette, le père Legris. Ses longues jambes flageolaient aisément, et sa tête était déjà chauve, bien qu’il n’eut pas soixante ans. C’est qu’il avait travaillé cinquante années; oui! depuis l’âge de sept ans, avant la force; et pendant la plupart de ces cinquante années, c’étaient des journées de quatorze et seize heures qu’il avait faites. C’est là ce qui avait desséché ce pauvre vieux. Tout ce qu’il pouvait faire maintenant pour aider sa fille était d’aller chercher ou rapporter son ouvrage, ou de l’aider à coucher les petits, le soir. Il avait aussi bonne volonté d’aider à la cuisine. Mais les trois quarts du temps, ce n’était pas la peine; on n’en faisait point.
Le grand aide de la mère était Cendrine, la fille aînée. Sans elle, avec un ménage, si pauvre qu’il fût, et cinq enfants à soigner et raccommoder, la mère assurément n’eût pu travailler pour le dehors. Mais, à l’exception de celui qui la suivait, Cendrine avait élevé tous ses frères. Elle n’avait pas six ans qu’elle portait déjà le troisième, à pleins bras, sur sa poitrine. Elle le portait encore lorsque vint la petite sœur; car bien qu’il sût marcher il criait pour être porté, et la mère, que ces cris dérangeaient, disait: « Ne fais donc pas crier ton petit frère! » sans faire attention que le poids excédait la force de la petite. Il fallut bien que le gros exigeant fît place à la petite sœur et se contentât de se faire traîner, en tendant la jupe de Sandrine [Cendrine].
C’était elle qui le levait, l’habillait, le faisait manger. A huit ans et demi, elle était à la tête de trois enfants, sans compter l’aîné des garçons, auquel souvent elle avait à faire. On la voyait marcher dans la rue avec le poupon dans ses bras, sa petite sœur à la main, et Georges qui tenait sa robe de l’autre côté.
Tout vient avant l’âge pour l’enfant du pauvre, la maternité comme le travail. Cette petite maman remplissait son rôle à merveille d’ailleurs; elle était bonne et patiente. Sans doute elle n’avait pas sur l’éducation des idées avancées; elle rendait consciencieusement, comme argument de bonne discipline, les taloches qu’elle-même avait reçues, et gouvernait par l’autorité. Mais cette autorité n’avait rien d’égoïste et la pauvre petite était bien plutôt la victime des marmots capricieux qu’elle conduisait; d’autant qu’elle était responsable vis-à-vis de sa mère de tout accident: des déchirures faites aux pauvres loques, d’un nez écrasé, d’une chute dans la boue. Et de retour à la maison nul repos: allumer le feu, faire sécher le linge, faire les commissions!… Cendrine, va là, fais ceci! Toujours Cendrine! Si l’aînesse fut autrefois un privilège, chez le pauvre c’est un fléau — surtout pour les filles, il va sans dire.
À neuf ans, la petite fille était grêle, menue, pâlotte, avec une flexion visible et menaçante de la taille à droite. On ne lui eût pas donné son âge, pour la taille si ce n’eût été le visage, étonnamment avancé d’expression, comme celui d’une petite femme. Son regard était parfois étrangement pensif, d’autres fois elle jouait avec les enfants d’aussi bon cœur, avec la même naïveté que les petits.
— N’as-tu pas de honte ! lui disait alors sa mère. Une grande fille comme toi!
Et la petite reprenait son air sérieux. Ignorante en ceci, comme toutes les femmes du peuple et bien d’autres, Marguerite ne croyait pas faire tort à sa fille en contraignant chez elle le développement naturel, l’essor de l’enfance, mais, au contraire, lui rendre service en l’habituant à la dure loi sous laquelle elle-même vivait courbée.
Cependant, à force de remplir le rôle de mère, par habitude, le sens de la maternité s’était développé chez la petite fille; c’était d’un amour passionné qu’elle aimait le dernier poupon que sa mère lui avait mis dans les bras, son petit Jacques.
Pour les autres, c’était plutôt par devoir qu’elle leur donnait des soins; mais celui-ci, elle le couvrait d’un regard vraiment maternel, le baisait, le choyait avec idolâtrie. Rien ne lui coûtait pour le satisfaire en ce qu’elle pouvait. Quelquefois, quand menant sa petite bande sur la route ombragée d’ormeaux, elle traversait les rues de Saint-Denis et qu’ils passaient devant les magasins de pâtisserie, de friands comestibles ou de jouets, si les enfants s’arrêtaient en tendant la main vers ces bonnes et belles choses, eux nourris le plus souvent de pain sec, la petite maman réprimait sévèrement ces désirs coupables, et une taloche apprenait à Georgette et à Léon que, bien qu’ils se sentissent faits pour les bonnes choses, les bonnes choses n’étaient point faites pour eux.
— On ne doit pas regarder ça, disait-elle avec une conviction parfaite, comme sa mère le lui avait dit.
Mais quand le cher bambin à son tour tendit ses petits bras vers de belles oranges, Cendrine ne le gronda pas; elle pressa le pas seulement; un gros soupir sortit de sa poitrine; des larmes remplirent ses yeux, et elle trouva que c’était pourtant trop dur qu’il n’y ait pas d’oranges pour Jacques.
Ils venaient de rentrer tous les quatre, un jour d’automne qu’il tombait une petite pluie. Mouillés et refroidis, sans rien pour se réchauffer, les petits criaient, et, pour calmer Jacques, Cendrine, qui le tenait dans ses bras, tambourinait sur la fenêtre. Elle entendit un bruit dans la rue et regarda. C’était une troupe de gens autour d’une civière. On faisait de grandes exclamations, et une femme montra de la main la fenêtre où était Cendrine, et tout le monde leva les yeux de ce côté. La mère, assise près de là, faisait toujours voler son aiguille; elle demanda sans se déranger:
— Qu’est-ce que c’est?
— Je ne sais pas, dit la petite.
On frappait à la porte; une voisine entra:
— Vous allez bien, mame Vachot?
— Merci ; bien et vous, mame Joret?
— Allons, tant mieux ! parce que, voyez-vous, il faut des forces dans la vie; on en a besoin au moment qu’on s’y attend le moins. On sait d’ailleurs que vous êtes une femme de courage.
Les mains de Marguerite laissèrent tomber l’ouvrage; elle devint toute pâle et fut un moment sans parler. Puis elle dit:
— Mon père?
— Non, le pauvre cher homme, il se porte comme à l’ordinaire. N’ayez point de souci de lui. C’est…
— Mon mari! cria-t-elle désespérée, en levant les bras.
Et elle voulut courir.
— Ne vous faites pas trop peur, mame Vachot, dit la voisine en la retenant; ça ne sera rien. C’est seulement à la jambe. Affaire d’un peu de temps, après quoi tout ira bien.
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J’ai photographié l’image de couverture dans le catalogue
Kollwitz (Käthe), Je veux agir dans ce temps, Musées de la ville de Strasbourg, Strasbourg (2019).
— je remercie Anne Bocourt, Lize Braat et toute l’équipe des éditions des musées de Strasbourg pour leur aide et leur générosité pendant la préparation de l’illustration de ce « feuilleton ».
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Lire les épisodes précédents,
(1) mariage, chômage
(2) ils eurent beaucoup d’enfants