Jean-Baptiste Millière a été assassiné sur les marches du Panthéon au matin du 26 mai 1871.

Six jours plus tard, le 1er juin, un commissaire de police s’est rendu chez Toussaint Victor Laluyé, ancien avoué, à Rueil. Il a perquisitionné, déclarant chercher des choses sur la Commune, s’est intéressé à des papiers contenant des informations sur la vie privée du voisin de Laluyé, le ministre Jules Favre, et Laluyé a été emmené à Versailles. Pas plus que nous ne l’avons demandé pour Millière, ne demandons pas

pourquoi lui?

Je vous rappelle qu’il y a eu quarante mille prisonniers… et trente mille non-lieux (ce qui ne veut pas dire que les dix mille restants étaient coupables de quoi que ce soit).

Ici j’ai utilisé une nouvelle source (autre que Le Vengeur du 8 février 1871), la biographie de Jules Favre parmi celles de tous les députés sur le très riche site de l’Assemblée nationale. Biographie pas trop hagiographique, dans laquelle j’ai particulièrement apprécié

il est inexact qu’il ait publiquement, dès le 29 juillet 1830, réclamé l’abolition de la royauté

à propos de son républicanisme réputé précoce,

la jatte de lait empoisonné

à propos de son intervention pour les poursuites contre Louis Blanc en 1848, et

son rôle en cette grave circonstance ne fut pas des plus énergiques

— il s’agit du coup d’état du 2 décembre 1851.

Moins glorieux est le fait qu’on ne trouve pas le nom de Millière dans cette biographie. Mais c’est là que j’ai appris l’existence de Toussaint Victor Laluyé (non qu’on ne la trouve ailleurs, bien entendu):

Le 7 septembre 1871, au cours d’un procès en diffamation intenté par lui à M. Laluyé, ancien avoué à la cour de Paris, qui avait divulgué sur l’existence intime de l’homme d’Etat certains faits des plus graves, Jules Favre fut amené à révéler lui-même au public la situation extra-légale des enfants dont il était le père, et les déclarations irrégulières qu’il avait faites à l’état civil. Il obtint cependant la condamnation de M. Laluyé.

Malgré « la situation extra-légale », on lit plus bas

En 1874, il se remaria

ce qui n’est pas absolument exact: c’était son premier mariage (et, erreur du biographe, sa femme n’était pas une Anglaise mais une Française de Wissenbourg).

Mais revenons à 1871. Toussaint Victor Laluyé est donc en prison à Versailles. Là il rencontre d’autres détenus, Marc Gromier, notamment, avec qui il parle de Jules Favre. Gromier est parent d’un neveu de « Mme Vernier (dite Mme Jules Favre) ». Ils en parlent, mais ne sont pas seuls, « Jules Favre, s’il était là, pourrait ouvrir les oreilles », dit encore Gromier, « il raconte si bien et il dit si vrai ».

Il est ici, non pour avoir pris n’importe quelle part aux événements de la Commune, mais simplement pour avoir, jadis, sous le premier siège, fourni à Millière les preuves des crimes de Jules Favre. Jules Favre l’a fait arrêter comme communard, il est vrai; mais, depuis l’arrestation, il a subi plusieurs interrogatoires et toujours on lui a assuré que non seulement on n’avait rien à lui reprocher, mais encore qu’on ne pouvait trouver, malgré toutes les recherches, le premier mandat original en vertu duquel il avait été appréhendé.
[…]
M. Jules Favre, cette fois, peut être sûr d’être démasqué tôt ou tard.

… croit Gromier. Laluyé est un avoué, et cela fait un peu de bruit, au moins dans la presse et parmi ses collègues, dont plusieurs interviennent auprès du Garde des Sceaux, et finalement, il est libéré, le 15 juillet — un mois et demi de prison quand même, pour un « communard » qu’on est allé chercher à Rueil…

On ne peut empêcher la presse de revenir aux articles de Millière dans Le Vengeur, à la « captation de l’héritage » Odiot. Tout le monde semble persuadé que c’est Laluyé qui avait informé Millière.

Mais qui est donc Toussaint Victor Laluyé? C’est un avoué — presque un confrère de Jules Favre — un ami de Jules Favre — il a été témoin au mariage de la première fille de Jeanne Charmont, Berthe Vernier — un voisin, toujours de Jules Favre — il l’a aidé à trouver et à acheter sa maison de Rueil en 1852. Depuis 1865 ils ne sont plus si amis que ça, ils ont des problèmes de voisinage — pas exactement un mur mitoyen mais presque — ils sont même très fâchés et en procès. Jules Favre a accusé Laluyé d’avoir falsifié le document sur lequel il s’appuyait, à quoi, fatalement, Laluyé a répondu:

C’est vous le faussaire, je le prouverai.

Sorti de prison, Toussaint Victor Laluyé écrit une longue lettre que La Vérité publie dans son numéro du 22 juillet. Il raconte toute son histoire (et affirme que ce n’est pas lui qui a informé Millière). Le journal est saisi et Jules Favre attaque Laluyé et La Vérité en diffamation…

D’où le procès, qui commence le 6 septembre 1871. On en trouve des comptes rendus très exhaustifs dans les journaux, La Gazette des Tribunaux (des 7 et 8 septembre) notamment. Jules Favre est bien obligé de reconnaître ses faux, qu’il explique en pleurant — vous vous souvenez peut-être comme il utilise les larmes dans ses discours politiques — par le fait qu’il était tombé amoureux et autres sentimentaleries (comme aurait dit Flora Tristan). Je ne vais pas m’étendre.

Sachez donc, rapidement, que La Vérité et Laluyé ont pourtant été condamnés, à un an de prison pour lui.

Mais rassurez-vous, il n’a pas tout fait: il a été écroué, puis transféré de Sainte-Pélagie à la maison municipale de santé, 200 rue du Faubourg-Saint-Denis, où il est mort, le 2 février 1872. En lisant les journaux, j’avais cru comprendre qu’il était très vieux, mais il n’avait que 58 ans (Jules Favre en avait 63).

Ses obsèques ont eu lieu, à Rueil, le 6 février. Un journaliste qui y a assisté s’est donné la peine de signaler (ironiquement?) que Jules Favre n’était pas présent. Il n’était pas non plus sur la place du Panthéon le 26 mai précédent…

*

La peu ragoutante caricature de Jules Favre par Pilotell vient du musée Carnavalet.

Livre cité

Gromier (Marc-Amédée), La Commune Journal d’un vaincu, recueilli et publié par Pierre de Lano, Victor Havard (1892).