Cette journée, c’est le 16 août 1871. En plein milieu du procès « des membres de la Commune ». On parle de l’incendie du ministère des finances. Il semble bien, même si ce n’est pas ce que disent les juges et accusateurs du conseil de guerre, que ce soit un obus versaillais qui ait allumé ce feu-là — ce ministère se trouvait rue de Rivoli, mais du côté de la Concorde (au coin de la rue du Mont-Thabor). L’armée, ou la police, a fabriqué un faux, sur lequel Théophile Ferré donnait l’ordre de « Flambez finances », et l’utilise pour faire condamner Ferré à mort. Vous connaissez déjà cette histoire par cœur (sinon elle est là). Moi aussi.
Et je sais que ce jour-là, on a interrogé la concierge du ministère et son fils.
Un micro-événement.
On entend cette femme « à titre de renseignement seulement ». Ce n’est pas dit, mais c’est parce qu’elle est prisonnière. Elle dit qu’elle est employée comme concierge au ministère depuis le début du mois de mai, et surtout que « le feu a pris au ministère par une bombe » (qu’est-ce que je vous disais?), elle dit qu’elle n’a pas vu introduire des tonneaux dans le ministère — mais, explique un journaliste, c’est parce qu’elle était dans sa cuisine. Sans commentaire. On s’attaque alors à son fils, qui a environ sept ans et qui, lui, a vu des tonneaux. Ouf. Sauf que, ces tonneaux, il les a vus entrer le 4 ou le 5 mai — bien avant qu’il soit question d’incendies. Et que, certainement, c’étaient des tonneaux de vin. On essaie alors de lui faire dire que le feu brûlait davantage là où les pompiers intervenaient. Là nous sommes à une des pires inventions de ce moment: les lances d’incendie auraient lancé du pétrole — j’aimerais vous voir manipuler de telles lances, messieurs les juges militaires!
La mère et son fils disparaissent de notre vue. N’en parlons plus.
Eh bien si, j’ai décidé d’en parler, justement. La « femme Theis » s’appelle Victorine Violon, de son nom de naissance. Elle a trente-trois ans, elle a été journalière. Elle a épousé un ex-soldat français né prussien de parents prussiens, Antoine Chrétien Theis de cinq ans son aîné. C’était un grand gars châtain avec yeux gris-bleu. On dit qu’ils ont quatre enfants. J’en ai vu deux dans le registre des naissances du cinquième arrondissement, l’un né en 1866 (un peu jeune pour être le garçon des tonneaux) et l’autre né… le 5 novembre 1870, en plein siège, ça n’a pas dû être facile de le nourrir. Le mari, lui, était engagé dans la défense de Paris et dans le 118e bataillon (un bataillon du cinquième, c’est pourquoi j’ai cherché dans cet arrondissement). En effet, ils habitaient rue des Noyers.
Elle est en prison avec ses quatre enfants. Où les aurait-elle mis? Avec quels parents? Je ne sais rien de tout cela. La seule chose certaine est que ce n’est pas leur père qui s’en occupe. Car Antoine Chrétien Theis est en prison lui aussi.
Et un tout petit peu moins invisibilisé. Je vous ai dit tout ce que je savais de Victorine Violon. Pour que vous vous fassiez une idée de ce qu’a pu être la suite de sa vie, je laisse Jean Allemane vous raconter ce qui est arrivé à son mari, Antoine Chrétien Theisz:
Arrêté ainsi que sa femme et leurs quatre enfants, Theis, qui ne connaissait rien à la politique et qui croyait que son innocence ne pouvait soulever le moindre doute, car de nombreux témoins l’avaient vu s’attaquer courageusement à l’incendie et n’ordonner à son petit monde d’abandonner la loge que lorsque les flammes la menaçaient, comparaissait devant le 7e conseil de guerre siégeant à Saint-Germain-en-Laye et n’échappait à la mort que grâce à une voix de majorité.[Je n’ai pas cherché à voir de compte rendu de ce conseil de guerre, j’espère seulement qu’on n’a pas tenté de faire dire à son fils des choses qui pouvaient l’incriminer…]
Condamné aux travaux forcés à perpétuité, il mourait à l’hôpital des forçats, à l’île de Nou. L’injustice et les souffrances en avaient fait un révolté et, au moment où il allait expirer, l’aumônier s’étant approché de son lit, il lui dit qu’il entendait mourir en révolutionnaire, et qu’il ait à s’éloigner! [Il avait quitté le bagne de Toulon le 3 octobre 1872 et il est mort le 10 mai 1873.]
Ainsi mourut cet homme qui n’avait commis ni délit ni crime; que le dénuement mit dans l’impossibilité de faire appeler des témoins à décharge. Des illégalités indéniables eussent dû faire casser le jugement, mais la cour de Cassation passa outre. Que lui importait le sort de ce pauvre diable, de sa femme et de ses quatre enfants?
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Victorine Violon n’a pas de notice dans le Maitron. Mais une petite fiche dans la base de données de Jean-Claude Farcy. Merci à lui et à Jean Allemane. J’ai utilisé aussi l’état civil (archives de Paris).
Et, bien entendu, je n’ai pas de portrait ni de Victorine ni de personne de sa famille. La couverture représente donc le ministère des finances en flammes et je l’ai trouvée dans Le Monde illustré du 24 juin 1871.
Livres utilisés
Troisième conseil de guerre, Procès des membres de la Commune, Versailles (1871).
Allemane (Jean), Mémoires d’un communard — des barricades aux bagnes, Librairie socialiste (1906).