Louise Michel vouait à Ferré

une passion pure et ardente,

dit Georges Soria. Que toute cette pureté est agaçante! Un « pur » contrepied de l’impureté des pétroleuses?

Ceci étant écrit, je m’aperçois que je n’ai pas encore mis de portrait de Louise Michel seule en tête d’un article de ce site (mais c’était plus ou moins prémédité) et surtout, que le remarquable livre d’Édith Thomas n’est pas encore arrivé dans ma « liste de livres » (mais il va y arriver de ce pas…).

Comme son titre l’indique, cet article est consacré à Théophile Ferré. Si je l’ai classé dans la rubrique « Histoire en creux » c’est que, en plus de la pureté de Soria, j’avais été énervée par la bêtise de Cécil Saint-Laurent.

Celui-ci exécute Ferré, au moment d’ailleurs où il se dirige vers le poteau de Satory, d’un élégant

le bossu Ferré

— clairement, seule l’exécution de Rossel intéresse ce monsieur.

Non, Ferré n’était pas bossu.

Le défaut physique (inventé) est supposé signaler la laideur morale, c’est un grand classique.

Ferré était petit. Cinq pieds, écrit un historien. À peine moins que le 1,55 mètre de Thiers.

Il est laid, il a une voix criarde, lui reproche tel ou tel « biographe » versaillais. Du Camp le dit « avorton chétif et mal venu ».

Ferré était petit, mais pas bossu. Et d’ailleurs pas laid non plus. Il portait une barbe et des lunettes qui sans doute le vieillissaient: en regardant son portrait, on a du mal à croire qu’il n’a que vingt-cinq ans.

Voici la description qu’en faisait Maxime Vuillaume (il est question de sa présence place Vendôme le 16 mai):

petit, barbe noire, nez busqué, yeux noirs très doux, luisant, derrière le lorgnon, d’une flamme étrange.

Et il a été exécuté le 28 novembre 1871 au camp de Satory, en même temps que le sergent Bourgeois (un soldat de la ligne qui avait déserté et participé à l’insurrection) et Rossel.

Pourquoi?

Employé. Blanquiste, élu à la Commune le 26 mars dans le dix-huitième, il en est un des deux plus jeunes membres (avec Rigault). Participe à la Sûreté (avec Rigault aussi). Vote pour le Comité de Salut public. Il est le membre de la Commune qui accepte (et signe) l’exécution des otages à la Roquette le 24 mai. Tué une première fois avec Vallès rue des Calotins-Germain. Se bat jusqu’au bout sur la barricade rue de la Fontaine-au-Roi (avec Eugène Varlin et Jean-Baptiste Clément, comme le dit une plaque posée sur le numéro 17 de cette rue — et qui porte surtout le nom de Pierre Mauroy, mais n’anticipons pas, il y aura sur ce site des articles sur les opérations de récupération). Sa sœur Marie, malade, arrêtée, et sa mère que l’on menace de fusiller Marie et qui devient folle… les Versaillais découvrent l’adresse où il se cache et l’arrêtent rue Saint-Sauveur, numéro 6. Jugé par le Troisième Conseil de Guerre. Tient son rôle d’accusé membre de la Commune avec élégance et dignité. Même ses sourires sont retenus contre lui.

Inaugurant une belle tradition de la justice militaire française (vingt-quatre ans seulement avant l’Affaire Dreyfus), c’est un faux grossier que l’on utilise contre lui, un ordre écrit d’incendier le ministère des Finances (qui a effectivement brûlé, à la suite notamment de l’explosion de plusieurs obus versaillais).

Flambez finances.

Un journal dit que ce document a été trouvé chez lui (voilà donc un ordre resté dans un tiroir chez son auteur et qui a été exécuté!). En tout cas, un « expert » l’a validé et le Conseil de guerre l’utilise. Cet expert est célèbre pour avoir reconnu la signature d’un juge d’instruction pour celle d’un accusé, mais qu’importe au Conseil de guerre?

Avec de telles preuves, Ferré est condamné à mort le 2 septembre.

Voici un extrait du compte rendu du Conseil de guerre. Ferré avait dit ne pas vouloir de défenseur, on lui en a attribué un, et celui-ci demande qu’on lui accorde la parole pour qu’il se défende lui-même.

M. le Président (à Ferré): Avant de vous donner la parole, je dois vous dire que je ne souffrirai rien qui soit un éloge de la Commune. Vous n’avez pas ici à l’exalter, mais seulement à présenter votre défense et à répondre aux accusations dirigées contre vous.

Ferré: C’est pour me conformer à cette recommandation que j’ai écrit les paroles que je me proposais de prononcer.

Ferré (lisant): Messieurs, après la conclusion du traité de Paris [sic], conséquence de la capitulation honteuse de Paris, la République était en danger. Les hommes qui avaient succédé à l’Empire, tombé dans la boue et le sang…

M. le Président: Écroulé dans la boue et le sang… Je vous arrête. Est-ce que votre gouvernement n’était pas, lui, absolument dans ces conditions?

Ferré (continuant): Les hommes qui avaient succédé à l’Empire, tombé dans la boue et le sang se cramponnaient au pouvoir, et, quoique accablés par le mépris public, ils préparaient dans l’ombre un coup d’État. Ils persistaient à refuser à Paris l’élection de son conseil municipal…

M. le Président: Ce n’est pas vrai; on délibérait en ce moment.

M. le Commissaire du Gouvernement: Je vais demander l’application de l’art. 119.

Ferré: Je demande seulement à lire les dernières phrases.

M. le Président: À en juger par les premières, elles doivent être peu convenables. Depuis le commencement, vous refusez de répondre, et voilà ce que vous apportez aujourd’hui pour votre défense.

Me Marchand: Je puis dire au Conseil que la fin de la pièce que veut lire mon client peut être entendue par ses juges.

Ferré: … Membre de la Commune de Paris, je suis entre les mains de mes vainqueurs: ils veulent ma tête, qu’ils la prennent. Jamais je ne sauverai ma vie par la lâcheté. Libre j’ai vécu, j’entends mourir de même. Je n’ajoute plus qu’un mot: la fortune est capricieuse; je confie à l’avenir le soin de ma mémoire et de ma vengeance!

Malgré les efforts de Louise Michel (emprisonnée elle aussi) et d’autres de ses amis, la « Commission des grâces » (qui porta aussi les noms de « Commission du coup de grâce » et plus simplement de « Commission des assassins ») refuse la grâce. Le 28 novembre, Théophile Ferré répond à Louise Michel

Je vous serre fraternellement la main.

À Satory, c’est le colonel Merlin, celui qui présidait le Conseil de guerre (ainsi, il est vainqueur, juge et bourreau), qui commande le peloton d’exécution.

Théo Ferré est exécuté.

Les yeux ouverts.

Livres cités

Soria (Georges)La Grande histoire de la Commune, Livre Club Diderot (1971).

Thomas (Édith), Les Pétroleuses, Paris, Gallimard (1963).

Saint-Laurent (Cécil)La Communarde, Presses de la Cité (1970).

Du Camp (Maxime)Les Convulsions de Paris, Paris, Hachette (1879).

Vuillaume (Maxime)Mes Cahiers rouges Souvenirs de la Commune (avec un index de Maxime Jourdan), La Découverte (2011).

Troisième conseil de guerreProcès des membres de la Commune, Versailles (1871).

Gauthier (Xavière), Louise Michel Je vous écris de ma nuit Correspondance générale (1850–1904), Les Éditions de Paris (2005).