On en parle, du drapeau rouge, en mars 1871! Et même à l’Assemblée (de Bordeaux). Un (tout) petit scandale commence le 7 mars. C’est un député monarchiste (ce n’est pas un signe très distinctif, dans cette assemblée) du Morbihan, Audren de Kedrel (dans Le Moniteur universel du 9 mars):
[…] je parle du drapeau rouge, parce qu’il est un indice certain de l’effervescence des esprits dans certaines localités.
Et, messieurs, puisque j’ai parlé du drapeau rouge, c’est une digression, mais je crois en y entrant un peu répondre à votre pensée à tous, à quelque côté de l’Assemblée que vous apparteniez, je ne voudrais pas descendre de cette tribune, sans avoir flétri, à la face du pays et à la face du monde, cette sanglante guenille qu’on appelle le drapeau rouge. (Applaudissements sur un grand nombre de bancs. — Rumeurs à gauche.)
Un membre. Le drapeau tricolore est tombé dans la boue à Sedan ! (Bruit.)
M. Audren de Kerdrel. Est-ce que le drapeau rouge trouverait ici un défenseur ? Je lui céderais la tribune. (Très bien ! très bien!)
Il n’en a pas trouvé et j’en suis fier pour l’Assemblée tout entière.
Le 8 mars, la séance commence par le procès verbal de la séance de la veille. Le même Audren de Kerdrel proteste parce que, dit-il, le compte rendu du Moniteur porte :
Votre drapeau tricolore est tombé dans la boue à Sedan !
Comme nous l’avons vu, ce n’est pas le cas, mais peut-être M. Audren de Kerdrel ne savait-il pas lire. En tout cas, il essaie de lancer une discussion. Nous sommes maintenant dans Le Moniteur du 10 mars :
Il me semblait que le drapeau tricolore était le drapeau de tous. Mais, dans tous les cas, si quelqu’un a été assez mal inspiré pour prononcer ces mots, qui sont une injure au drapeau devenu plus cher encore après ses malheurs, je l’adjure de se nommer. (Exclamations.) […] Je le déclare, aux yeux de la morale, le procès-verbal ne serait pas complètement exact s’il n’y avait pas une signature sous ces paroles que Je ne veux pas qualifier. (Mouvements divers.)
On finit par lui faire comprendre que le compte rendu porte « Le drapeau » et pas « Votre drapeau ». Mais ce n’est pas tout à fait fini. Voyez Paris-Journal du 13 mars :
M. Gambon. — M. de Kerdrel a demandé hier quel était celui des membres de cette Assemblée qui avait fait une réflexion sur le drapeau tricolore et le drapeau rouge. Cet éditeur responsable, c’est moi. Je ne ferai pas l’injure à cette Assemblée de croire qu’il y en a un seul qui n’accepterait pas la responsabilité de ses paroles.
C’est parce que je voulais parler de l’ami Gambon que je vous racontais cette histoire!
18 mars. — Et nous voici au 18 mars.
Certes, le drapeau rouge finit par flotter au-dessus l’Hôtel de Ville — notez que le Comité central de la garde nationale, qui se résout à prendre le pouvoir ce jour-là, n’avait pas choisi le drapeau rouge comme son emblème. Quant aux bataillons, eh bien, ils se font photographier avec leurs drapeaux (ou pas) au soleil du 19 mars. Qui, pour la plupart, sont les drapeaux tricolores du siège prussien, voyez celui qui s’étale sur la barricade de la rue de la Roquette, ou celui de la rue de Belleville.
De même, le 28 mars, lors de la proclamation de la Commune, sur la place de l’Hôtel de Ville, si la décoration est principalement rouge, elle coexiste avec les drapeaux tricolores, notamment ceux des bataillons.
Le drapeau rouge, petit à petit, anime la plupart des lieux publics pendant la Commune — mais l’assemblée communale n’a pas décidé, pas décrété, que le drapeau rouge était son drapeau. Un simple « Fait divers » annonce, dans le JO daté du 4 avril:
La Commune vient d’adopter à l’unanimité l’écharpe rouge, frangée d’or, comme insigne des fonctionnaires municipaux.
La mairie du douzième se prononce, comme on le lit dans le Journal officiel le 9 avril:
La commission municipale arrête:
1° Le drapeau de la Commune, drapeau rouge, sera immédiatement arboré sur tous les monuments publics de l’arrondissement.
2° Aucun édifice particulier ne sera pavoisé d’un autre drapeau que celui de la Commune ; en conséquence, les citoyens devront faire disparaître dans le plus bref délai le drapeau tricolore, qui après avoir été celui de la Révolution, sa gloire ; après avoir été souillé de toutes les trahisons et de toutes les hontes de la monarchie, est devenu la bannière flétrie des assassins de Versailles.
La France communale le répudie. […]
« Drapeau de la Commune », nulle n’en doute, mais à la suite d’aucune décision! Et surtout, nous sommes, clairement, après le début de la guerre civile et les assassinats de prisonniers par les versaillais. Il est clair que cette guerre a accéléré le passage au drapeau rouge.
Par exemple, quand Melvina Blanchecotte écrit, de Bruxelles et le 19 mars (dit-elle), que « le drapeau national change de couleur », elle anticipe très nettement sur ce qui se passe à Paris à cette date, et encore plus sur ce que l’on sait, à Bruxelles, qui se passe à Paris à cette date. Son regret « Lamartine n’est plus là » (comprenez, plus là pour défendre le drapeau tricolore) du 21 mars est très anticipé lui aussi. Les dates de ses « Tablettes » ne sont pas à prendre très au sérieux!
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J’ai déjà utilisé l’image de ces députés « rouges » avec leur drapeau de même couleur pour illustrer leur élection en février 1871 — un dessin de Pilotell — dans un article ancien.
Livre cité
Blanchecotte (Augustine-Malvina), Tablettes d’une femme pendant la Commune, Didier (1872).