Après la Marmite, la Bastille, la Corderie, la rue du Croissant, la préfecture de police (le 18 mars), Gilette Ziegler nous emmène dans le onzième arrondissement (le 23 mars).
Ce jour-là, 23 mars, la Commune n’est pas encore tout à fait maîtresse de Paris [il n’y a d’ailleurs pas encore vraiment de Commune, l’assemblée communale n’est élue que trois jours plus tard]. Le vice-amiral Saisset, nommé par Versailles commandant en chef provisoire de la Garde nationale, a fait placarder une affiche invitant les Parisiens à rester fidèles au gouvernement, qui reconnaît leurs franchises municipales, admet l’élection des officiers de la Garde et annonce une loi libérale sur les échéances et les loyers; ceci pour tâcher de regrouper les éléments de l’ordre autour de quelques maires qui s’opposent au mouvement déclenché le 18 mars [C’est cette affiche, copiée dans un livre de « murailles », que j’utilise en couverture].
Dans la rue Saint-Sébastien, au cœur du faubourg Saint-Antoine [ce cœur est un peu… excentré, une erreur étonnante de Gilette Ziegler qui semblait bien connaître Paris], habite alors au numéro 8 [La lettre de Frankel à Marx dont un extrait conclut cet article donne 37 rue Saint-Sébastien comme adresse], un jeune homme de 26 ans, petit, le teint pâle, les cheveux châtains, qui porte toujours un lorgnon, et parle avec un fort accent germanique. Il s’appelle Léo Frankel et, dans sa chambre, se réunissent souvent ses camarades de l’Internationale, Malon, Theisz, Demay et Vaillant.
Frankel est un de ceux que la révolte de Paris n’a pas surpris. D’origine hongroise [et même hongrois!], mais né à Bade [ici elle fait une confusion avec Bude, comme on appelait « en français », Buda, la moitié rive droite de Budapest] où son père était médecin, il s’est lié d’amitié à Londres avec Karl Marx et Friedrich Engels. Après avoir fondé à Lyon une section de l’Internationale, il est venu à Paris, où il exerce le métier d’ouvrier bijoutier. Inculpé de délit de reconstitution de société secrète, il a été condamné, en juillet 1870, par le tribunal correctionnel de la Seine, à deux mois de prison (après avoir, dit un témoin, étonné les magistrats par ses connaissances en économie politique) [Il s’agit du « troisième procès » de l’Internationale, et je ne peux que renvoyer à la plaidoirie de Frankel, que j’admire toujours autant — à vrai dire ce ne sont pas ses connaissances en économie politique qui ont étonné les magistrats, mais l’ignorance des magistrats que Frankel a signalée et qui a étonné les inculpés!]. Libéré par la chute de l’Empire, garde national dans un bataillon de marche, il est parmi les orateurs les plus écoutés du Club de la Reine Blanche et aux réunions de la Corderie [voyez la biographie de Frankel par Julien Chuzeville, parue cinquante ans après cet article].
Pour les internationaux, dont il fait partie, l’heure est venue de décider de leur action. Malon est hésitant, pessimiste en ce qui concerne les possibilités d’entente avec le Comité central de la Garde nationale. Frankel, au contraire, après avoir fait preuve d’une certaine méfiance, affirme qu’il ne fait pas laisser passer la chance d’une révolution. La première chose à faire est d’organiser le gouvernement parisien, de mettre la première pierre à l’édifice social.
Déjà, il a conçu le projet d’un manifeste, pour faire connaître aux travailleurs le sens de leur victoire. À la réunion de la Corderie, qui groupe le même jour la délégation des vingt arrondissements, les membres de l’Internationale et des vétérans de 1848, il va intervenir pour que l’Internationale soutienne ouvertement le Comité central et désigne des candidats aux élections qui doivent avoir lieu le 26. Et, le soir même, avec le bronzier Theisz et le sculpteur Demay, il rédige le manifeste qui sera affiché le lendemain [cette affiche figure dans notre article consacré au 23 mars 1871]: considérant que
le principe d’autorité est désormais impuissant pour rétablir l’ordre, pour faire renaître le travail dans l’atelier,
les signataires déclarent que
c’est à la liberté, à l’égalité, à la solidarité qu’il faut demander d’assurer l’ordre sur de nouvelles bases, de réorganiser le travail. La Révolution communale affirme ces principes. Hâtez-vous de lui donner votre sanction définitive.
Cette adhésion de l’Internationale va renforcer le pouvoir du Comité central. Un grand espoir est né et, de retour chez lui, Frankel écrit à Karl Marx:
La révolution accomplie doit priver de terrain toutes les révolutions futures, car, dans le domaine social, il n’y aura plus rien à revendiquer.
[La lettre est écrite bien après son retour chez lui ce soir-là. Elle est daté du 30 mars, alors que les élections ont eu lieu et que Frankel a été élu.]
Livres cités
Murailles politiques françaises, Paris, A. Le Chevallier (1873-1874).
Chuzeville (Julien), Léo Frankel, communard sans frontières, Libertalia (2021).
Les séances officielles de l’Internationale à Paris pendant le siège et pendant la Commune, Lachaud (1872).