Le Conseil fédéral de l’Association internationale des travailleurs se réunit le 22 mars — comme les mercredis précédents. Il se réunit à nouveau, avec la chambre fédérale des sociétés ouvrières, le lendemain 23 mars, à huit heures, et ensuite, dans la nuit du 23 au 24.

Dans les procès verbaux des séances, je note, le 22 mars:

MALON émet les doutes les plus anxieux sur le résultat d’une conciliation entre les municipalités et le comité central, ainsi que sur la réussite des élections à la Commune. Il craint qu’on ne puisse éviter un conflit sanglant.

Benoît Malon, qui avait été élu député de Paris , avait démissionné le 3 mars. Il était toujours adjoint au maire du 17e (depuis les élections de novembre dernier). Il a participé aux négociations difficiles (voir nos articles des 19 et 25 mars) entre le comité central et les maires, « du côté » des maires.

GOULLÉ. L’Internationale n’a qu’un membre dans le comité, Varlin, donc elle est dégagée de toute responsabilité.
JACQUEMIN. Il faut savoir si le comité ne compromet pas la république.

Henri Goullé a tort, c’est quatre membres de l’Internationale que compte le comité central (voir notre article du 4 mars). Clairement, la position à prendre par rapport à ce comité central ne fait toujours pas l’unanimité:

SPOETLER. Il serait bon que dans la séance de demain on fît appel aux sections, et aux sociétés ouvrières et que, par décision de ces groupes, on invitât le comité à déposer ses pouvoirs entre les mains des municipalités.
ROUVEYROLLES. Si le comité avait à déposer ses pouvoirs, ce serait entre les mains du peuple armé, attendu qu’il émane de lui, et il inviterait celui-ci à pourvoir à son remplacement immédiat.

Le lendemain, trente et une sections et sociétés ouvrières sont représentées. C’est Albert Theisz qui préside. On se préoccupe, bien entendu, des élections communales.

Leo Frankel veut faire un manifeste social pour renforcer le comité central de la force morale de l’Internationale. Albert Theisz rappelle que les quatre délégués (il est du même avis que moi) avaient pour mandat

d’aller faire enquête à ce comité; si les délégués ont dépassé leur mandat, ils peuvent avoir bien fait; mais nous ne saurions être responsables de cela.

Frankel répète que

la question est purement sociale.

Mais, comité central ou pas, tous veulent voter pour la Commune.

Theisz n’a pas été partisan du manifeste parce que les délégués ne sont que les porte-paroles de leurs sections mais comme citoyen il est pour une déclaration de principes dans laquelle nous dirions que nous voulons l’organisation de la Commune autrement qu’on l’entend à Versailles. Il est difficile de pouvoir élaborer un manifeste ce soir, le temps nous manque.
FRANKEL. Nous n’avons pas besoin de faire un volume, faisons quelques lignes pour assurer le succès des élections en invitant les nôtres à voter.

Theisz, Frankel et Demay sont nommés pour rédiger ce texte. Pendant qu’ils se retirent pour ce faire (il est déjà onze heures et quart), la réunion change de forme. Émile Aubry, de Rouen, est présent, et donne des informations intéressantes sur ce qui se sait en province.

Rouen est indécis, il s’étonne de ne point trouver une liaison intime entre la fédération ouvrière et le comité central; cependant la révolution du 18 mars est toute sociale, et les journaux dans toute la France citent l’Internationale comme ayant pris le pouvoir; nous savons qu’il en est différemment. Je crois que l’on coordonnerait le mouvement en invitant le comité central à adhérer à l’Internationale.

La question de la position de Malon est à nouveau posée (mais il n’est pas là), pourquoi donc a-t-il signé l’affiche des députés? Il y a peu à attendre de la province, dit Goullé, ce qui a dû décourager Malon.

Mais la commission rentre en séance et propose le texte, qui devient l’affiche ci-dessus:

République française
Liberté. — Égalité. — Fraternité

Association Internationale des Travailleurs
Conseil Fédéral des sections parisiennes
Chambre fédérale des Sociétés ouvrières

Travailleurs,

Une longue suite de revers, une catastrophe qui semble devoir entrainer la ruine complète de notre pays, tel est le bilan de la situation créée à la France par les gouvernements qui l’ont dominée.
Avons-nous perdu les qualités nécessaires pour nous relever de cet abaissement? Sommes-nous dégénérés au point de subir avec résignation le despotisme hypocrite de ceux qui nous ont livrés à l’étranger, et de ne retrouver d’énergie que pour rendre notre ruine irrémédiable par la guerre civile?
Les derniers événements ont démontré la force du peuple de Paris, nous sommes convaincus qu’une entente fraternelle démontrera bientôt sa sagesse.
Le principe d’autorité est désormais impuissant pour rétablir l’ordre dans la rue, pour faire renaître le travail dans l’atelier, et cette impuissance est sa négation.
L’insolidarité des intérêts a créé la ruine générale, engendré la guerre sociale : c’est à la liberté, à l’égalité, à la solidarité qu’il faut demander d’assurer l’ordre sur de nouvelles bases, de réorganiser le travail qui est sa condition première.

Travailleurs,

La révolution communale affirme ces principes, elle écarte toute cause de conflit dans l’avenir. Hésiterez-vous à lui donner votre sanction définitive?
L’indépendance de la commune, est le gage d’un contrat dont les clauses librement débattues feront cesser l’antagonisme des classes et assureront l’égalité sociale.
Nous avons revendiqué l’émancipation des travailleurs et le délégation communale en est la garantie, car elle doit fournir à chaque citoyen les moyens de défendre ses droits, de contrôler d’une manière efficace les actes de ses mandataires chargés de la gestion de ses intérêts, et de déterminer l’application progressive des réformes sociales.
L’autonomie de chaque commune enlève tout caractère oppressif à ses revendications et affirme la République dans sa plus haute expression.

Travailleurs,

Nous avons combattu, nous avons appris à souffrir pour notre principe égalitaire, nous ne saurions reculer alors que nous pouvons aider à mettre la première pierre de l’édifice social.

Qu’avons-nous demandé?

L’organisation du Crédit, de l’Échange, de l’Association afin d’assurer au Travailleur la valeur intégrale de son travail ;
L’Instruction gratuite, laïque et intégrale ;
Le Droit de Réunion et d’Association, la liberté absolue de la Presse, celle du citoyen ;
L’organisation au point de vue municipal des services de la police, de force armée, d’hygiène, de statistique, etc.

Nous avons été dupes de nos gouvernants, nous nous sommes laissé prendre à leur jeu, alors qu’ils caressaient et réprimaient tour à tour les factions dont l’antagonisme assurait leur existence.

Aujourd’hui le peuple de Paris est clairvoyant, il se refuse à ce rôle d’enfant dirigé par le précepteur, et dans les élections municipales, produit d’un mouvement dont il est lui-même l’auteur, il se rappellera que le principe qui préside à l’organisation d’un groupe, d’une association est le même qui doit gouverner la société entière, et comme il rejetterait tout administrateur, président imposé par un pouvoir en dehors de son sein, il repoussera tout maire, tout préfet imposé par un gouvernement étranger à ses aspirations.

Il affirmera son droit supérieur au vote d’une Assemblée de rester maître dans sa ville et de constituer comme il lui convient sa représentation municipale sans prétendre l’imposer aux autres.

Dimanche 26 mars, nous en sommes convaincus, le peuple de Paris tiendra à honneur de voter pour la Commune.

Les Délégués présents à la Séance de nuit du 23 mars 1871 :

Conseil Fédéral des sections parisiennes de l’Association internationale :
Aubry (Fédération Rouennaise), Boudet, Chaudesaigues, Coifé, V. Demay, A. Duchêne, Dupuis, Léo Frankel, H. Goullé, Laureau, Limousin, Martin Léon, Nostag, Ch. Rochat

Chambre fédérale des Sociétés ouvrières :
Camélinat, Descamps, Evette, Galand, Haan, Hamet, Jance, J. Lallemand, Lazare Levy, Pindy, Eugène Pottier, Rouveyroles, Spoëtler, A. Theisz, Very

Et la réunion se termine à 2 heures du matin. Le manifeste sera affiché (encore une affiche rouge). Il est aussi publié par le Journal officiel, mais le 27 mars (après les élections, donc) et il est repris ensuite par la presse.

*

J’ai copié l’affiche sur le site de La Contemporaine.

Livre utilisé

Les séances officielles de l’Internationale à Paris pendant le siège et pendant la Commune, Lachaud (1872).

Cet article a été préparé en octobre 2020.