Suite de mon introduction à La Semaine de Mai de Camille Pelletan et  des articles précédents.

Une machine de guerre, donc. Mais la polémique avec Ducamp a aussi la grande qualité de poser avec fermeté la question des sources et des manipulations dont elles ont été l’objet.

Et beaucoup plus. Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est, neuf ans après les faits, le premier ouvrage qui rend compte de ce que les communards (mais pas Camille Pelletan) appellent « la Semaine sanglante » [L’expression, qui figure déjà comme titre de la troisième partie dans La Troisième défaite du prolétariat français, de Benoît Malon, paru dès 1871, est bien attestée au moins depuis 1872, comme le montre un sondage dans la presse. Elle ne figure pas dans La Semaine de Mai.]. Cette semaine s’est déroulée, en chaque point de Paris, en deux moments successifs. D’abord la guerre des rues, les barricades, une guerre très meurtrière pour les Parisiens. Puis, une fois un quartier conquis, la répression aveugle, avec perquisitions, fusillades et exécutions sommaires laissées au bon plaisir des soldats, ce que, dans d’autres lieux, l’armée appelle « pacification ».

La lutte terminée, l’armée se transforma en un vaste peloton d’exécution

écrit Lissagaray dans son Histoire de la Commune de 1871. Ces deux moments sont complétés par la mise en place de nombreuses cours martiales dont les survivants sont emmenés comme prisonniers à Versailles.

La guerre des rues, ceux qui y avaient participé, qui n’y avaient pas été tués, qui avaient échappé à la suite, ceux-là avaient pu en parler. Nous avons quelques textes (Theisz, Lissagaray, Vallès…) dont certains mériteraient d’être davantage connus, qui racontent cette guerre des rues. Nous avons évidemment beaucoup moins de témoignages sur ce que j’appellerai les massacres. Comme le dit Camille Pelletan, « les insurgés savent mal ce qui s’est passé ». Pour en parler, il fallait y avoir échappé, donc bien souvent avoir été caché et, forcément, ne rien avoir vu. Qui pouvait témoigner de l’étendue, géographique et humaine, de la répression ? On verra d’ailleurs que La Semaine de Mai contient, comparativement, très peu de témoignages des tueries dans le nord et le nord-est de Paris. Quant aux cours martiales… On avait peut-être lu la brochure d’Ulysse Parent sur celle du Luxembourg. Camille Pelletan l’avait lue, il avait certainement lu aussi les plus confidentiels articles de Maxime Vuillaume sur les six heures qu’il avait passées dans cette même cour (parus dans un journal belge en 1873) on verra qu’il mentionne Maxime Vuillaume (sans le nommer). Quoi d’autre ?

On connaissait quelques noms, quelques exemples. Ulysse Parent, et d’ailleurs la presse réactionnaire avant lui, avaient raconté la mort de Tony-Moilin. Cette même presse avait fait ses choux gras du supplice et de l’assassinat d’Eugène Varlin. On avait parlé aussi de la mort de Jean-Baptiste Millière. Mais on savait peu de chose sur la globalité de la répression. Il suffit de lire les versions de 1876 et de 1896 du chapitre XXXII du livre de Lissagaray. Les témoignages cités dans les appendices de ce livre viennent tous, soit de la presse réactionnaire, soit de l’enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars, à l’exception d’un unique « témoin oculaire » des exécutions de fédérés à la prison de la Roquette. Des témoins oculaires en état de raconter, il y en avait bien peu parmi les proscrits que pouvait interroger Lissagaray.

Camille Pelletan met aussi en évidence, par son attention aux dates des exactions qu’il relate, le fait que la répression était programmée : les exécutions aveugles et sommaires, les massacres, commencent avant que le premier incendie se déclare, avant que le premier otage soit tué.

S’il est vrai, comme le dit l’auteur lui-même dans sa préface, que le livre se ressent de son origine comme une série d’articles et de sa publication hâtive (surtout par quelques redites), La Semaine de Mai n’en est pas moins un remarquable travail d’enquête journalistique : Camille Pelletan a trouvé et rencontré de nombreux témoins à Paris. Plusieurs se sont manifestés d’eux-mêmes pendant la publication du feuilleton pour y préciser ou ajouter des informations. À l’appui d’une de ses thèses ce n’est pas seulement la Commune mais tout Paris que Versailles voulait réduire beaucoup de ces témoins et des victimes dont il est question dans le livre n’étaient pas particulièrement favorables à la Commune.

Cette publication en série d’articles a aussi provoqué de nombreuses réactions, souvent hostiles, dans la presse. Journaliste, Camille Pelletan a abondamment puisé à la source des journaux et mis en évidence le rôle qu’ils ont joué pendant la « semaine de mai » et après. Tous étaient favorables aux versaillais et beaucoup de leurs rédacteurs exerçaient encore leur profession en 1880 voir ci-dessus la « menace » contre Le Français. Si les informations contenues dans les nombreux articles cités ne sont bien sûr pas à prendre au pied de la lettre, ces citations témoignent de la façon dont, déjà, on écrivait cette histoire.

Le livre incite à s’interroger sur l’histoire de la Semaine sanglante. Enquête journalistique, il est surtout une recherche historique, incroyablement restée sans héritiers. Il reste beaucoup de questions ouvertes sur la répression de la Commune, la recherche des disparus inconnus et des inconnus disparus, évidemment, mais pas seulement. Camille Pelletan évoque, par exemple, au chapitre XXVII des listes de fusillés à la caserne Dupleix, au chapitre XXXI, les listes établies par le greffier de la « cour martiale » du Luxembourg. « Assurément, dit-il, les listes existent encore ». Je ne crois pas que quiconque ait recherché ces listes, depuis 1880. Je pense aussi par exemple au rôle joué par la gendarmerie dans les cours prévôtales, ici (comme dans Mes Cahiers rouges de Maxime Vuillaume) au Luxembourg (voir le chapitre VI), au Collège de France (chapitre XXV), au parc Monceau (chapitre XXVIII) et au Châtelet (chapitre XXXIV)…

À suivre

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J’ai déjà utilisé le dessin de « la dernière barricade » par Robida, .

Livres et articles cités

Malon (Benoît)La Troisième défaite du prolétariat français, Neuchâtel (1871).

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).

Scheler (Lucien)Albert Theisz et Jules Vallès, Europe 499-500 (Novembre-décembre 1970), p. 264-272.

Vallès (Jules)L’Insurgé, Œuvres, Pléiade, Gallimard (1989).

Parent (Ulysse), Une arrestation en mai 1871, Librairie républicaine (1876).

Vuillaume (Maxime), Mes Cahiers rouges, édition intégrale inédite présentée, établie et annotée par Maxime Jourdan, La Découverte (2011).