Avant de passer aux erreurs du jour, un peu d’information.

Le 21 mars, les amis de l’ordre (autodésignés) manifestent à Paris.

Une imposante manifestation sans armes, provoquée par l’initiative individuelle d’un courageux citoyen, le tailleur Bonne

dit le rapport de l’Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars (si vous voulez en savoir plus sur l’officielle commission qui réalisa cette enquête et si vous n’avez pas peur de vous tordre de rire, n’hésitez pas à aller lire Jean-Baptiste Clément). Plus ironique fut le reporter du Rappel dans son article du 22 mars. Quant au Cri du peuple (page 2, première colonne), il s’était gaussé, grâce à un simple mot en italiques, du tailleur Bonne, qui voulait prendre des mesures.

Le lendemain, 22 mars, les (autoproclamés) amis de l’ordre se retrouvent pour se rendre place Vendôme, où la Garde nationale a établi son état-major. Ils crient des slogans fraternels et amicaux dans la figure même des gardes:

Vive l’ordre! À bas le Comité central! À bas les assassins!

Il y a des sommations. L’un d’eux tire un coup de revolver. La Garde riposte. Il y a huit morts et des blessés. Voir ici encore l’article du Rappel. Dont je ne citerai qu’une phrase:

Hélas, ceux qui ont intérêt à la guerre civile ont vu hier leur horrible vœu se réaliser.

L’un des blessés était l’un des excités du premier rang, journaliste bonapartiste déjà nommé à propos de la fausse lettre de Marx, le sieur de Pène. J’ai (très provisoirement) résisté à vous parler du retournement du vicomte de Cumont (selon Jean-Baptiste Clément), je ne résiste pas à citer Lissagaray

Une balle spirituelle atteignit à l’anus le rédacteur en chef du Paris-Journal, le bonapartiste de Pène, un des plus sales insulteurs du mouvement.

Balle si spirituelle qu’elle ne le tua pas.

Contrairement à ce que croyait encore Pierre Miquel dans un livre paru en 1989. C’est une petite leçon de méthodologie pour les historiens qui utilisent les journaux: méfions-nous de la fiction de l’instantané.

Ne pas croire non plus que parce que quelqu’un était (ou presque) sur place, son témoignage est forcément véridique. Edmond de Goncourt, qui écrivait son journal, au jour le jour, et que rien n’empêcha de corriger avant la publication, le dit:

Un jeune homme raconte, dans un groupe, qu’à la place de la Concorde, les bataillons du Comité ont tiré sur une manifestation de l’Ordre, sans armes.

Une émeute de l’ordre place de la Concorde, ce serait alors un plagiat par anticipation de celle du 6 février 1934?

Mais, sur cette journée du 22 mars, la plus belle perle est due à un médecin, qui écrivit au Temps, le 26 mars 1871, pour affirmer que les gardes nationaux tués ou blessés l’avaient été par la maladresse de leurs camarades (il n’a examiné personne mais il le sait: il était au premier rang de la manifestation). Forcément, puisque la manifestation était « sans armes ». D’accord, c’est un mensonge flagrant et pas une erreur, et ça ne devrait donc pas être là, mais c’était trop beau pour être évité.

Le Rappel informe ses lecteurs au jour le jour. Le Journal Officiel, qui a plus de responsabilités, attend un peu. Mais le Comité central diligente une enquête et celle-ci (demandée à Lissagaray par le délégué Charles Longuet) paraît dans le numéro du 25 mars, au début de la « Partie non officielle » (ceux qui se contenteront de l’exemplaire Gallica de la réimpression du JO n’en sauront rien, les pages en question y sont manquantes, je vous avais bien dit que cet exemplaire était incomplet — voir notre article sur le JO).

La gravure publiée par L’Illustration et représentant la rue de la Paix juste après l’émeute contredit elle aussi la fiction d’une manifestation « sans armes »: les manifestants, que, dit Marx,

une seule salve dispersa, en une fuite éperdue

abandonnèrent revolvers et cannes-épées sur le pavé de la rue de la Paix.

D’autre part, cette gravure semble bien être due à Auguste Lançon, ce qui contredit (très minimement) une assertion de l’excellent livre de Bertrand Tillier, selon laquelle il n’y a pas d’œuvre de Lançon connue sur la Commune. Il y a d’ailleurs au moins une autre gravure de Lançon pendant la Commune, qui représente les cadavres de l’église Saint-Laurent, une histoire que laquelle il faudra peut-être aussi revenir.

(à suivre)

Je profite de cet article pour remercier Yves C., sans qui ce blog n’existerait certainement pas, ici ponctuellement pour l’usage de son infatigable scanner dans son inépuisable bibliothèque.

Livres cités

Clément (Jean-Baptiste), La revanche des communeux, Jean Marie (1986-87).

Miquel (Pierre), La Troisième république, Fayard (1989).

Goncourt (Edmond de)Journal des Goncourt — Deuxième série — Premier volume 1870-1871Charpentier (1890).

Marx (Karl), La Guerre civile en France, Éditions sociales (1972).

Tillier (Bertrand), La Commune de Paris, révolution sans images?, Champ-Vallon (2004).